Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 284
284. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GEIGNAIS.
[modifier]Monsieur le duc de Chaulnes a fait en toute perfection les honneurs de son gouvernement au roi d’Angleterre : il avait fait préparer deux soupers sur la route, l’un à dix heures, l’autre à minuit : le roi poussa jusqu’au dernier à la Roche-Bernard, au delà de Nantes ; il embrassa fort M. de Chaulnes ; il l’a connu autrefois. M. de Chaulnes lui dit qu’il y avait une chambre préparée pour lui, et voulut l’y mener ; le roi lui dit : Je n’ai besoin de rien que de manger. Il entra dans une salle où les fées avaient fait trouver un souper tout servi, tout chaud, les plus beaux poissons de la mer et des rivières, tout était de la même force, c’est-à-dire, beaucoup de commodités, beaucoup de noblesse, bien des dames. M. de Chaulnes lui donna la serviette, et voulut le servir à table ; le roi ne le voulut jamais, et le fit souper avec lui, et plusieurs personnes de qualité. Il mangea, ce roi, comme s’il n’y avait point de prince d’Orange dans le monde. Il partit le lendemain, et s’embarqua à Brest le 6 ou le 7 de ce mois. Quel diantre d’homme que ce prince d’Orange ! quand on songe que lui seul met toute l’Europe en mouvement ! quelle étoile ! M. de la Feuillade exaltait l’autre jour la grandeur du génie de ce prince ; M. de Chandenier[1] disait qu’il eût mieux aimé être le roi d’Angleterre ; M. de la Feuillade lui répondit brusquement : « Cela est d’un homme qui a mieux aimé être « commeM.deChandenierquecommeM. deNoailles. « Cela fit rire.
Je vous renvoie la lettre de M. de Grignan, elle me fait peur seulement de l’avoir dans ma poche : est-il possible qu’il ait passé par les horreurs dont il me parle ? C’est grand dommage qu’il n’avait pas le superbe, comme en allant à Monaco. Faites-lui mes compliments sur son retour de deux doigts des abîmes. Comment suis-je avec le coadjuteur ? Notre ménage allait assez bien à Paris ; dites-lui ce que vous voudrez, ma chère enfant, selon que vous êtes ensemble ; car vous croyez bien que je ne veux point m’entendre avec vos ennemis.
- ↑ François de Rochechouart, marquis de Chandenier, avait été premier capitaine des gardes du corps du roi ; mais étant tombé en disgrâce, il donna la démission de sa charge, et ce fut Anne, comte, puis duc de Noailles, qui lui succéda en 1651.