Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 287

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 593-594).

287. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Pont-Audemer, lundi 2 mai 1689.

Je couchai hier à Rouen, d’où je vous écrivis un mot pour vous dire seulement que j’avais reçu deux de vos lettres avec bien de la tendresse. Je n’écoute plus tout ce qu’elle voudrait me faire sentir ; je me dissipe, je serais trop souvent hors de combat, c’est-à-dire hors de la société ; c’est assez que je la sente, je ne m’amuse point à l’examiner de si près. Il y a onze lieues de Rouen à Pont-Audemer ; nous y sommes venus coucher. J’ai vu le plus beau pays ; j’ai vu toutes les beautés et les tours de cette belle Seine pendant quatre ou cinq lieues, et les plus agréables pays du monde ; ses bords n’en doivent rien à ceux de la Loire ; ils sont gracieux, ils sont ornés de maisons, d’arbres, de petits saules, de petits canaux qu’on fait sortir de cette grande rivière : en vérité, cela est beau. Je ne connaissais point la Normandie, j’étais trop jeune quand je la vis ; hélas ! il n’y a peut-être plus personne de tous ceux que j’y voyais autrefois : cette pensée est triste. J’espère trouver à Caen, où nous serons mercredi, votre lettre du 21 et celle de M. de Chaulnes. Je n’avais point cessé de manger avec le chevalier avant que de partir ; le carême ne nous séparait point du tout ; j’étais ravie de causer avec lui de toutes vos affaires ; je sens infiniment cette privation ; il me semble que je suis dans un pays perdu, de ne plus traiter tous ces chapitres. Corbinelli ne voulait point de nous les soirs, sa philosophie allait se coucher ; je le voyais le matin, et souvent l’abbé Bigorre venait nous conter des nouvelles.

Je vous observerai pour votre retour, qui réglera le mien, je vis au jour la journée. Quand je partis, M. de Lamoignon était à Raville avec Coulanges. Madame du Lude, madame de Verneuil[1] et madame de Coulanges sortirent de leurs couvents pour venir me dire adieu ; tout cela se trouva chez moi avec madame de Vins, qui revenait de Savigny. Madame de Lavardin vint aussi avec la marquise d’Uxelles, madame de Mouci, mademoiselle de la Rochefoucauld et M. du Bois : j’avais le cœur assez triste de tous ces adieux. J’avais embrassé la veille madame de la Fayette, c’était le lendemain des fêtes, j’étais tout étonnée de m’en aller ; mais, ma chère belle, c’est proprement le printemps que j’allais voir arriver dans tous les lieux où j’ai passé ; il est d’une beauté, ce printemps, et d’une jeunesse, et d’une douceur que je vous souhaite à tout moment, au lieu de cette cruelle bise qui vous renverse, et qui me fait mourir quand j’y pense.

J’embrasse Pauline, et je la plains de ne point aimer à lire des histoires ; c’est un grand amusement : aime-t-elle au moins les Essais de morale et Abbadie[2], comme sa chère maman ? Madame de Chaumes vous fait mille amitiés ; elle a des soins de moi, en vérité, tropgrands. On ne peut voyager, ni dans un plus beau vert, ni plus agréablement, ni plus à la grande, ni plus librement. Adieu, ma très-chère belle ; en voilà assez pour le Pont-Audemer, je vous écrirai de Caen.


  1. Charlotte Séguier, fille puînée du chancelier, veuve en secondes noces du duc de Verneuil.
  2. Auteur d’un excellent Traité de la religion chrétienne.