Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 288

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 594-596).

288. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Caen. jeudi 5 mai 1689.

Je me doutais bien que je recevrais ici cette lettre du 21 avril, que je n’avais point reçue à Rouen ; c’eût été dommage qu’elle eut été perdue ; bon Dieu ! de quel ton, de quel cœur (car les tons viennent du cœur), de quelle manière m’y parlez- vous de votre tendresse ? Il est vrai, ma chère comtesse, que l’affaire d’Avignon est très-consolante : si, comme vous dites, elle venait à des gens dans le courant de leurs revenus, quelle facilité cela donnerait pour venir à Paris ! Vos dépenses ont été extrêmes, et l’on ne fait que réparer ; mais aussi, comme je disais l’autre jour, c’est pour avoir vécu qu’on reçoit ces faveurs de la Providence : cependant, ma fille, cette même Providence vous redonnera peut-être d’une autre manière les moyens de venir à Paris : il faut voir ses desseins.

Il n’est pas aisé de comprendre que M. le chevalier, avde tant d’incommodités, puisse faire une campagne ; mais il me paraît qu’il a dessein au moins de faire voir qu’il le veut et qu’il le désire bien sincèrement : je crois que personne n’en doute. Il a une véritable envie d’aller aux eaux de Balaruc ; j’ai vu l’approbation naturelle que nos capucins donnèrent à ces eaux, et comme ils le confirmèrent dans l’estime qu’il en avait déjà ; il faut lui laisser placer ce voyage comme il l’entendra ; il a un bon esprit, et sait bien ce qu’il fait. Mais notre marquis, mon Dieu, quel homme ! nous croirez-vous une autre fois ? Quand vous vouliez tirer des conséquences de toutes ses frayeurs enfantines, nous vous disions que ce serait un foudre de guerre, et c’en est un, et c’est vous qui l’avez fait : en vérité, c’est un aimable enfant, et un mérite naissant qui prend le chemin d’aller bien loin : Dieu le conserve ! Je suis persuadée que vous ne doutez pas du ton.

Je ne pense pas que vous ayez le courage d’obéir à votre père Lanterne : voudriez-vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de l’esprit, d’enfaire quelque usage, en lisant les belles comédies de Corneille, et Pohjeucte, et Cinna, et les autres ? N’avoir de la dévotion que ce retranchement, sans y être portée par la grâce de Dieu, me paraît être bottée à cru : il n’y a point de liaison ni de conformité avec tout le reste. Je ne vois point que M. et madame de Pomponne en usent ainsi avec Félicité[1], à qui ils font apprendre l’italien et tout ce qui sert à former l’esprit : je suis assurée qu’elle étudiera et expliquera ces belles pièces dont je viens de vous parler. Ils ont élevé madame de Vins[2] de la même manière, et ne laisseront pas d’apprendre parfaitement bien à leur fille comme il faut être chrétienne, ce que c’est que d’être chrétienne, et toute la beauté et la solide sainteté de notre religion : voilà tout ce que je vous en dirai. Je crois que c’est votre exemple qui fait haïr les histoires à Pauline ; elles sont, ce me semble, fort amusantes : je me trouve fort bien de la vie du duc d’Épernon par un nommé Girard ; elle n’est pas nouvelle ; mais elle m’a été recommandée par mes amies et par Croisilles, qui l’ont lue avec plaisir.

Un mot de notre voyage, ma chère enfant. Nous sommes venues en trois jours de Rouen ici, sans aventures, avec un temps et un printemps charmants, ne mangeant que les meilleures choses du monde, nous couchant de bonne heure, et n’ayant aucune sorte d’incommodité. Nous sommes arrivées ici ce matin, nous n’en partirons que demain, pour être dans trois jours à Dol, et puis à Rennes : M. de Chaulnes nous attend avec des impatiences amoureuses. Nous avons été sur les bords de la mer à Dive, où nous avons couché : ce pays est très-beau, et Caen la plus jolie ville, la plus avenante, la plus gaie, la mieux située, les plus belles rues, les plus beaux bâtiments, les plus belles églises ; des prairies, des promenades, et enfin la source de tous nos plus beaux esprits[3]. Mon ami Segrais est allé chez messieurs de Matignon, cela m’afflige. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse mille fois. Vous voilà donc dans la poussière de vos bâtiments.


  1. Catherine-Félicité Arnauld de Pomponne, qui fut mariée à Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, ministre d’État.
  2. Sœur de madame de Pomponne.
  3. Jean-Renauld de Segrais, de l’Académie française, était de Caen, ainsi que Malherbe, Huet, etc.