Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 29

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 88-91).

29. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Vendredi, 20 février 1671.

Je vous avoue que j’ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles : songez, ma chère fille, que je n’en ai point eu depuis la Palice ; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu’à Lyon, ni de votre route jusqu’en Provence ; je suis bien assurée qu’il me » viendra des lettres ; je ne doute point que vous ne m’ayez écrit ; mais je les attends, et je ne les ai pas : il faut se consoler, et s’amuser en vous écrivant. Vous saurez, ma petite, qu’avant-hier au soir, mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d’ordinaire, je songeai à me coucher ; cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit j’entendis crier au voleur, au feu ; et ces cris si près de moi, si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici ; je crus même entendre qu’on parlait de ma pauvre petite-fille ; je ne doutai point qu’elle ne fût brûlée : je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m’empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement qui est le vôtre, je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaud tout en feu ; les flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux : on voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaud, une clarté qui faisait horreur : c’étaient des cris, c’était une confusion, c’était un bruit épouvantable des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte, j’envoyai mes gens au secours : M. de Guitaud m’envoya une cassette de ce qu’il a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour béer comme les autres : j’y trouvai M. et madame de Guitaud quasi nus, l’ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu’on portait tout endormie chez l’ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d’argent qu’on sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler : pour moi, j’étais comme dans une île, mais j’avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Guêton et son frère donnaient de très-bons conseils ; nous étions dans la consternation : le feu était si allumé qu’on n’osait en approcher, et l’on n’espérait la fin de cet embrasement qu’avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaud. Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage ; sa femme s’attachait à lui, et le retenait avec violence ; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois ; enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis : il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme, et qu’elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étaient : enfin il revint à nous dms cette rue où j’avais fait asseoir sa femme : des capucins, pleins de charité et d’adresse, travaillèrent si bien qu’ils coupèrent le feu[1]. On jeta de l’eau sur le reste de l’embrasement, et enfin le combat finit faute de combattants, c’est-à-dire après que le premier et le second étage de l’antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu’il y ait pour Guitaud pour plus de dix mille écus de perte : car on compte de faire rebâtir cet appartement, qui était peint et doré. Il y avait plusieurs beaux tableaux à M. le Blanc, à qui est la maison : il y avait aussi plusieurs tables, miroirs, miniatures, meubles, tapisseries. Ils ont un grand regret à des lettres ; je me suis imaginé que c’étaient des lettres de M. le Prince. Cependant, vers les cinq heures du matin, il fallut songer à madame de Guitaud ; je lui offris mon lit ; mais madame Guêton la mit dans le sien, parce qu’elle a plusieurs chambres meublées. Nous la fîmes saigner ; nous envoyâmes quérir Boucher : il craint bien que cette grande émotion ne la fasse accoucher devant les neuf jours. Elle est donc chez cette pauvre madame Guêton ; tout le monde la vient voir, et moi je continue mes soins, parce que j’ai trop bien commencé pour ne pas achever. Vous m’allez demander comment le feu s’était mis à cette maison ; on n’en sait rien, il n’y en avait point dans l’appartement où il a pris : mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’aurait-on pas faits de l’état où nous étions tous ? Guitaud était nu en chemise avec des chausses ; madame de Guitaud était nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre ; madame de Vauviueux était en petite jupe sans robe de chambre ; tous les valets, tous les voisins, en bonnets de nuit : l’ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la sérénissime ; mais son secrétaire était admirable. Vous parlez de la poitrine d’Hercule ; vraiment celle-ci était bien autre chose ; on la voyait tout entière : elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans aucune chemise, car le cordon qui la devait attacher avait été perdu à la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie Deville[2] de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout ; on ne saurait trop avoir de précaution pour éviter ce malheur. Je souhaite que l’eau vous ait été favorable ; en un mot, je vous souhaite tous les biens, et je prie Dieu qu’il vous garantisse de tous les maux.


  1. Les capucins remplissaient cet office volontairement ; le corps des pompiers ne fut créé qu’en 1699
  2. Maître d’hôtel de M. de Grignan.