Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 30

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 91-93).

30. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi au soir, 27 février 1671.

Le Rhône, ma chère fille, me tient fort au cœur ; je crois que vous êtes arrivée heureusement ; mais j’aimerais bien à le savoir par vous : j’attends cette nouvelle avec une impatience digne de tout le reste. Il nous semble que vous arrivâtes samedi à Arles ; il nous semble que M. de Grignan est venu au-devant de vous au Saint-Esprit ; il nous semble qu’il a été ravi de vous revoir et de vous ravoir ; il nous semble que vous avez fait comme mercredi votre entrée à Aix ; et puis il nous semble que vous êtes bien lasse. Ma chère enfant, reposez-vous, au nom de Dieu ; tenezvous au lit, restaurez-vous ; et contez-moi bien l’état où vous êtes. Savez-vous que votre souvenir fait ici la fortune de ceux que vous en favorisez ? Les autres languissent après. Le petit mot pour ma tante ne se peut payer ; on est encore fort loin de vous oublier. On m’a tantôt dit mille horreurs de cette montagne de Tarare : que je la hais ! Il y a un autre certain chemin où la roue est en l’air, et l’on tient le carrosse par l’impériale ; je ne soutiens pas cette idée ; mais il n’est plus question de tout cela.

Réponse à la lettre de Vienne.

Je la reçois présentement cette aimable lettre ; ne voyez-vous point comme je la reçois, et avec quelle tendresse je la lis ? Je crois que vous ne me demandez pas que je puisse être de sangfroid en cette occasion. Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n’est pas d’une petite fatigue ; si vous n’étiez point belle, vous vous reposeriez : il faut choisir. Votre paresse me fait peur, ne la croyez pas sur ce choix ; il n’y a rien de si aimable que d’être belle ; c’est un présent de Dieu qu’il faut conserver. Vous savez comme j’aime votre beauté ; mon amour-propre m’y fait prendre intérêt : je vous la recommande pour l’amour de moi. Il me semble qu’on me va trouver bien habile en Provence d’avoir fait un si joli visage, si doux et si régulier. Vous êtes fâchée que votre nez ne soit pas de travers ; et moi, qui suis rangée, j’en suis ravie : je ne comprends pas ce que peuvent faire avec moi mes paupières bigarrées[1]. Mais ne croyez-vous point que M. de Coulanges et moi nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous faites ? Vous n’êtes point surprise des bords de votre Rhône ; vous les trouvez beaux, et ce fleuve n’est composé que d’eau comme les autres : pour moi, j’en ai une idée extraordinaire ; il me semble qu’on devrait dire :

Mille sources de sang forment cette rivière,
Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
Au lieu de murmurer, fait des gémissements[2].

Langlade vous rendra compte de sa visite chez Mellusine : en attendant, je puis vous dire que ce qu’il avait à faire n’était autre chose que d’avoir le plaisir de lui laver sa cornette ; il l’a fait plus volontiers qu’un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien décontenancée : je la vis l’autre jour, elle n’a pas le mot à dire. Votre absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis ; mais il faut que cette absence ne soit pas infinie ; et, quelque aversion que vous ayez pour les fatigues d’un long voyage, vous ne devez songer qu’à vous mettre en état de les recommencer. J’ai dit à M. de la Rochefoucauld ce que vous trouvez des fatigues des autres, et l’application que vous en faites : il m’a chargée de mille amitiés pour vous, mais d’un si bon ton, et accompagnées de si agréables louanges, qu’il mérite d’être aimé de vous.

Je ferai vos compliments à madame de Villars. Il y a presse à être nommé dans mes lettres : je vous remercie d’avoir fait mention de Brancas. Vous aurez vu votre tante [3] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de me parler de M. de Grignan et de M. d’Arles [4]. Vous savez que nous avons réglé que l’on hait autant les détails des personnes qui sont indifférentes, qu’on les aime de celles qui ne le sont pas ; c’est à vous à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi. Mascaron, Bourdaloue, me donnent tour à tour des plaisirs et des satisfactions qui doivent, pour le moins, me rendre sainte : dès que j’entends quelque chose de beau, je vous souhaite ; vous avez part à tout ce que je pense : j’admire en moi, tous les jours, les effets naturels d’une extrême amitié. Je vous embrasse tendrement, embrassez-moi aussi. Une petite amitié à mon coadjuteur : pour M. de Grignan, il me semble qu’il est si glorieux de vous avoir, qu’il n’écoute plus personne.


  1. Voyez la note de la lettre du 26 juillet 1668, p. 67.
  2. Parodie de ces vers de Philippe Habert, dans son Temple de la Mort :
    Mille sources de sang y font mille rivières,
    Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
    Au lieu de murmurer, font des gémissements.
  3. Anne d’Ornano, femme de François de Lorraine, comte d’Harcourt, et sœur de Marguerite d’Ornano, mère de M. de Grignan.
  4. François Adhémar de Monteil, archevêque d’Arles, commandeur des ordres du roi, oncle de M. de Grignan.