Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 293

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 603-605).

293. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Auray, samedi 30 juillet 1689.

Regardez un peu où je suis, ma chère bonne ; me voilà sur la côte du midi, sur le bord de la mer. Où est le temps que nous étions dans ce petit cabinet à Paris, à deux pas l’une de l’autre ? Il faut espérer que nous nous y retrouverons. Cependant voici où la Providence me jette : je vous écrivis lundi de Rennes tout ce que je pensais sur ce voyage : nous en partîmes mardi : rien ne peut égaler les soins et l’amitié de madame de Chaulnes : son attention principale est que je n’aie aucune incommodité, elle vient voir elle-même comme jesuis logée. Et pour M. de Chaulnes, il est souvent à table auprès de moi, et je l’entends qui dit entre bas et haut : « Non, madame, cela ne lui fera point de mal, voyez comme elle se porte ; voilà un fort bon melon, ne croyez pas que notre Bretagne en soit dépourvue ; il fautqu’elle en mange une petite côte. » Etenfin, quand je lui demande ce qu’il marmotte, il se trouve que c’est qu’il vous répond, et qu’il vous a toujours présente pour la conservation de ma santé. Cette folie n’est point encore usée, et nous a fait rire deux outrois fois. Nous sommes venus en troisjours deRennes à Vannes, c’est six ou sept lieues par jour ; cela fait une facilité et une manière de voyager fort commode, trouvant toujours des dîners et des soupers tout prêts et très-bons ; nous trouvons partout les communautés, les compliments, et le tintamarre qui accompagnent vos grandeurs ; et de plus, des troupes, des officiers et des revues de régiments, qui font un air de guerre admirable. Le régiment de Kerman est fort beau : ce sont tous bas Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui n’entendent pas un mot de français, si ce n’est quand on leur fait faire l’exercice, qu’ils font d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds : c’est un plaisir de les voir. Je crois que c’était de ceux de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu’il était invincible à la tête de ses Bretons. Nous sommes en carrosse, M. et madame de Chaulnes, M. de Revel et moi : un jour je fais épuisera Revel la Savoie, où il y a beaucoup à dire[1] ; un autre la R...., dont les folies et les fureurs sont inconcevables ; une autre fois le passage du Rhin : nous appelons cela dévider tantôt une chose, tantôt une autre. Nous arrivâmes jeudi au soir à Vannes : nous logeâmes chez l’évêque, fils de M. d’Argouges ; c’est la plus belle et plus agréable maison, et la mieux meublée qu’on puisse voir : il y eut un souper d’une magnificence à mourir de faim ; je disais à Revel : Ah ! que j’ai faim ! on me donnait un perdreau, j’eusse voulu du veau ; une tourterelle, je voulais une aile de ces bonnes poulardes de Rennes : enfin je ne m’en dédis point : si vous dites, Je mangerai tant que Fon voudra, parce que je n’ai point de faim ; Je dirai, Je mangerais le mieux du monde, s’il n’y avait rien sur la table : il faut pourtant s’accoutumer à cette fatigue.

M. de la Faluère me fit des honnêtetés au delà de tout ce que je puis dire : il me regardait, etne me parlait qu’avec des exclamations : Quoi, c’est là madame de Sévigné ! quoi, c’est elle-même ! Hier, vendredi, il nous donna à dîner en poisson ; ainsi nous vîmes ce que la terre et la mer savaient faire : c’est ici le pays des festins. Je causai avec ce premier président ; il me disait tout naïvement qu’il improuvait infiniment la requête civile, parce qu’ayant su par M. Ferrand, son beau-frère, comme l’affaire avait été gagnée tout d’une voix, il était convaincu que la justice et la raison étaient de votre côté. Je lui dis un mot de notre petite bataille du grand conseil : il admira notre bonheur, et détesta cet excès de chicane. Je discourus un peu sur les manières de madame de Bury, sur cette inscription de faux contre une pièce qu’elle savait véritable, sur l’argent que cette chicane avait coûté, sur la plainte qu’elle faisait qu’on avait étranglé son affaire après vingt-deux vacations, sur la délicatesse de cette conscience, sur cette opiniâtreté contre l’avis de ses meilleurs amis. M. de la Faluère m’ écoutait avec attention et sans ennui : je vous en réponds : sa femme est à Paris. Ensuite on dîna, on fit briller le vin de Saint-Laurent, et en basse note, entre M. et madame de Chaulnes, l’évêque de Vannes et moi, votre santé fut bue, et celle de M. de Grignan, gouverneur de ce nectar admirable : enfin, ma belle, il est question de vous à l’autre bout du monde. Nous vîmes une fort jolie fille qui ferait de l’honneur à Versailles ; mais elle épouse M. de Querignisignidi, fort proche voisin du Conquêt[2], et fort loin de Trianon. M. de Revel est parti ce matin pour aller voir Brest, qui est présentement la plus belle place qu’on puisse voir. Il trouvera M. de Seignelai dans son bord, M. le maréchal d’Estrées sur le pavé des vaches à Brest ; il admirera l’armée navale, la plus belle qu’il est possible ; il partagera l’impatience de l’arrivée du chevalier de Tourville ; il apprendra au juste le nombre des vaisseaux de nos ennemis à l’île d’Ouessant, et reviendra dans quatre jours, content de sa curiosité, et nous dira tout ce qu’il aura vu ; ce sera de quoi dévider.


  1. Le comte de Revel était Piémontais.
  2. Le Conquèt est situé au fond de la Bretagne, dans un endroit appelé le bout du monde, ad fines terra. Aujourd’hui le Finistère.