Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 294

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 605-608).

294. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 25 septembre 1(589.

Je m’accommode assez mal de la contrainte que me donne M. de Grignan : il a une attention perpétuelle sur mes actions ; il craint que je ne lui donne un beau-père : cette captivité me fera faire une escapade, mnis ce ne sera pas pour monsieur le comte de Revel ; oui, monsieur, c’est non-seulement monsieur, mais c’est monsieur le comte de Revel. Nous ne savons ce que c’est, dans cette province, que dénommer quelqu’un sans titre : cependant nous nous oublions quelquefois, et nous l’appelons Revel ; mais c’est sous le sceau de la confession. Te ne veux point l’épouser, soyez en repos ; il est trop galant. Vous voulez donc savoir, ma chère belle, qui sont ses Chimènes. Vous en nommez deux très-bretonnes : en voici trois autres : une jeune sénéchale qui était ici, et qui n’est point parente de celle que vous avez vue ; mademoiselle de K, fort jolie, qui était à Rennes ; et sur le tout, une petite madame de M. C...., votre nièce, car elle est petite-fille de votre père Descartes, elle a bien de l’esprit, et a toute la mine de croire que le feu est chaud, et qu’elle peut brûler et être brûlée. Cependant tout cela est si honnête, que leur amant commun paraît s’ennuyer mortellement à Rennes. Il mandait l’autre jour à M. de Louvois que s’il avait besoin pour quelque guerre d’hiver de l’officier du monde le plus reposé, il le faisait souvenir de lui.

Parlons tout d’un trait, ma fille, de la prévention de M. le chevalier ; l’amitié fait-elle un tel aveuglement ? Je crois la connaître ; mais il me semble qu’elle se laisse toujours convaincre par la lumière : on n’en aime pas moins ceux qui ont tort ; mais on voit clair. Quoi ! une inconnue nommée la raison, soutenue de la vérité, heurtera à la porte, et elle en sera chassée comme de l’u niversité de Paris (vous avez vu le charmant ouvrage de Despréaux), et on ne voudra pas seulement l’entendre, accompagnée de ses {pièces) justificatives ! quoi ! deux et deux ne feront plus quatre ![1] Une gratification donnée par le maréchal de la Meilleraie, de cent écus en deux ans, qui n’a jamais été sur aucun état de pension, et qu’on ne savait pas, fera un crime de n’être pas continuée, quand on dit : « Monsieur, il faudra voir aux états prochains ; si je m’étais trompé, cela serait aisé à réparer. » Car pour celle du mort rayée et donnée aux états de 71, Coëtlogon n’en disconvient pas. Peut-on avoir tort quand on fait voir clairement toutes ces choses[2] ? Ah ! si M. le chevalier avait une telle cause en main, avec ce beau sans ; bouillant qui fait la goutte et les héros, il la saurait bien soutenir d’une autre manière que je fais ! Mais peut-on, avec un si bon esprit, fermer les yeux et la porte à cette pauvre vérité ? Non vraiment, ma chère comtesse, ce n’est point sur ce chapitre que M. le duc de Chaulnes a tort ; c’est son chef-d’œuvre d’amitié ; il eu a rempli tous les devoirs, et au delà : c’est avec nous qu’il a tort, et qu’il a un procédé qui m’est entièrement incompréhensible : telle est la misère des hommes ; tout est à facettes, tout est vrai, c’est le monde. Ce bon duc de Chaulnes m’a encore écrit de Toulon : il ne cesse de penser à moi, sans y avoir songé un seul moment pendant huit jours qu’il a été à Paris ; pas un mot au roi de cette députation tant de fois promise, et avec tant d’amitié et de raison de croire qu’il en faisait son affaire ; pas un mot à M. de Croissi, dont il emmenait le fils, et qui aurait nommé votre frère : il dit une parole en l’air à M. de Lavardin : mais croyait-il qu’il eût plus de pouvoir que lui pour faire un député ? Nous étions persuadés que c’était après en avoir dit un mot au roi. Enfin il part, il apprend que Lavardin ne tiendra point les états ; il fallait donc écrire. Il va à Grignan, vous lui en parlez ; il semble qu’il ait quelque envie d’écrire, mais cela ne sort point ; il m’écrit de Grignan et de Toulon, il ne m’en dit pas un mot. Madame de Chaulnes en doit parler à M. de Croissi, mais ce sera trop tard : la place sera prise par M. de Coëtlogon. Pour M. le maréchal d’Estrées, il ne s’est engagé qu’à madame de la Fayette avec une joie sensible, pourvu que la cour le laisse le maître ; nous étions trop bien de ce côté-là ; mais, ma fille, nous n’y songeons plus : M. de Cavoie aura la députation pour son beau-frère, et fera bien. La bonne duchesse a trop perdu de temps ; elle est timide, elle trouvera les chemins barrés ; tout le monde ne sait pas parler. De vous dire que je concilie ce procédé léthargique avec une amitié dont je ne saurais douter, non très-assurément, je ne le comprends pas, ni mon fils non plus : mais notre résolution, c’est d’être assez glorieux pour ne nous point plaindre ; cela donnerait trop de joie aux ennemis de ce duc, ce serait un triomphe. Nous sommes dans ces bois ; il nous est aisé de nous taire ; il peut arriver des changements pour une autre année : ainsi, ma chère enfant, nous sommes fort aises que vous l’ayez reçu si magnifiquement ; nous ne rompons nous-mêmes aucun commerce ; je dirai seulement le fait, et demanderai à son excellence comment elle a pu faire pour penser sans cesse à nous, et pour nous oublier et s’oublier elle-même. Nous n’irons point du tout aux états, et nous nous moquerons de l’ arrière-ban, qui ne nous est bon qu’à nous donner du chagrin. Voilà nos sages résolutions : si vous les approuvez, nous les trouverons encore meilleures. Cependant nous sommes très-sensibles à la perte que vous allez faire de votre aimable Comtat ; nous ne saurions trop regretter tant de belles et bonnes choses qui en revenaient, ni vous voir sans peine rentrer dans la sécheresse et l’aridité des revenus. Je sens ce coup tout comme vous, et peut-être davantage ; car vous êtes sublime, et je ne le suis pas.

À propos de sublime, M. de Marillac[3] ne fait point mal, ce me semble. La Fayette est joli, exempt de toute mauvaise qualité ; il a un bon nom, il est dans le chemin de la guerre, et a tous les amis de sa mère, qui sont à l’infini : le mérite de cette mère est fort distingué ; elle assure tout son bien, et l’abbé[4] le sien. Il aura un jour trente mille livres de rente : il ne doit pas une pistole : ce n’est point une manière de parler. Qui trouvez-vous qui vaille mieux, quand on ne veut point delà robe ? La demoiselle a deux cent mille francs, bien des nourritures ; madame de la Fayette pouvait-elle espérer moins ? Répondez-moi un peu, car je ne dis rien que de vrai. M. de Lamoignon est le dépositaire des articles qui furent signés il y a quatre jours entre M. de Lamoignon, M le lieutenant civil, et madame de Lavardin qui a fait le mariage.


  1. Voyez l’arrêt burlesque donné en la grand’chambre du Parnasse en faveur des maîtres ès-arts, pour le maintien de la doctrine d’Aristote. Œuvres de Boileau.
  2. Ce passage est relatif à l’affaire de M. d’Harouïs, trésorier des états de Bretagne, allié de madame de Sévigné. Elle justifie ici le duc de Chaulnes aux veux de la famille de Grignan, qui lui donnait tort.
  3. René de Marillac, doyen des conseillers d’État, mariait Marie-Madeleine de Marillac, sa fille, avec René-Armand Mothier, comte de la Fayette, fils puîné de madame de la Fayette.
  4. Louis Mothier, abbé de la Fayette, fils ainé de madame de la Fayette.