Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 306

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 631-633).

306. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.[modifier]

Lambesc, le I er décembre 1690.

Où en sommes-nous, mon aimable cousin ? Il y a environ mille ans que je n’ai reçu de vos lettres. Je vous ai écrit la dernière fois des Rochers par madame de Chaulnes : depuis cela, pas un seul mot de vous. Il faut donc recommencer sur nouveaux frais, présentement que je suis dans votre voisinage : que dites-vous de mon courage ? il n’est rien tel que d’en avoir. Après avoir été seize mois en Bretagne avec mon fils, j’ai trouvé que je devais aussi une visite à ma fille, sachant qu’elle n’allait point cet hiver à Paris ; et j’ai été si parfaitement bien reçue d’elle et de M. de Grignan, que si j’ai eu quelque fatigue, je l’ai entièrement oubliée ; et je n’ai senti que la joie et le plaisir de me trouver avec eux. Ce trajet n’a point été désapprouvé de madame de Chaulnes, ni de mesdames de Lavardin et de la Fayette, auxquelles je demande volontiers conseil ; de sorte que rien n’a manqué au bonheur ni à l’agrément de ce voyage : vous y mettrez la dernière main en repassant par Grignan, où nous allons vous attendre. L’assemblée de nos petits états est finie ; nous sommes ici seuls, en attendant que M. de Grignan soit en état d’aller à Grignan, et puis, s’il se peut, à Paris. Il a été mené quatre ou cinq jours fort rudement de la colique et de la fièvre continue, avec deux redoublements par jour. Cette maladie allait beau train, si elle n’avait été arrêtée par les miracles ordinaires du quinquina ; mais n’oubliez pas qu’il a été aussi bon pour la colique que pour la lièvre ; il faut donc se remettre. Nous n’irons à Aix qu’un moment pour voir la petite religieuse de Grignan[1], et dans peu de jours nous serons pour tout l’hiver à Grignan, où le petit colonel (le marquis de Grignan), qui a son régiment à Valence et aux environs, viendra passer six semaines avec nous. Hélas ! tout ce temps ne passera que trop vite ; je commence à soupirer douloureusement de le voir courir avec tant de rapidité, j’en vois et j’en sens les conséquences. Vous n’en êtes pas encore, mon jeune cousin, à de si tristes réflexions.

J’ai voulu vous écrire sur la mort de M. de Seignelai : quelle mort ! quelle perte pour sa famille et pour ses amis ! On me mande que sa femme est inconsolable, et qu’on parle de vendre Sceaux à M. le duc du Maine. Oh ! mon Dieu, que de choses à dire sur un si grand sujet ! Mais que dites-vous de sa dépouille sur un homme que l’on croyait déjà tout établi[2] ? Autre sujet de conversation ; mais il ne faut faire à présent que la table des chapitres pour quand nous nous verrons. M. le duc de Chaulnes nous a écrit de fort aimables lettres, et nous donne une espérance assez proche de le voir bientôt à Grignan ; mais auparavant il me paraît qu’il ne serait pas impossible d’envoyer enfin ces bulles si longtemps attendues, et trop tôt chantées ; qui n’eût pas cru que l’abbé de Polignac les apportait ? Je n’ai jamais vu un enfant si difficile à baptiser ; mais enfin vous en aurez l’honneur, vous le méritez bien après tant de peines ; venez donc recevoir nos louanges. Je n’ose presque vous parler de votre déménagement de la rue du Parc-Royal pour aller demeurer au Temple ; j’en suis affligée pour vous et pour moi ; je hais le Temple autant que j’aime la déesse {madame de Coulanges) qui veut présentement y être honorée ; je hais ce quartier qui ne mène qu’à Montfaucon ; j’en hais même jusques à la belle vue dont madame de Coulanges me parle ; je hais cette fausse campagne, qui fait qu’on n’est plus sensible aux beautés de la véritable, et qu’elle sera plus à couvert des rigueurs du froid à Brévannes[3], qu’à la ruelle de son lit dans ce chien de Temple ; enfin tout cela me déplaît à mourir, et ce qui est beau, c’est que je lui mande toutes ces im probations avec une grossièreté que je sens, et dont je ne puis m’empêcher. Que ferez-vous, mon pauvre cousin, loin des hôtels de Chaulnes, de Lamoignon, du Lude, de Villeroi, de Grignan ? comment peut-on quitter un tel quartier ? Pour moi, je renonce quasi à la déesse ; car le moyen d’accommoder ce coin du monde tout écarté avec mon faubourg Saint-Germain[4] ? Au lieu de trouver, comme je faisais, cette jolie madame de Coulanges sous ma main, prendre du café le matin avec elle, y courir après la messe, y revenir le soir comme chez soi ; enfin, mon pauvre cousin, ne m’en parlez point : je suis trop heureuse d’avoir quelques mois pour m’accoutumer à ce bizarre dérangement ; mais n’y avait-il point d’autre maison ? et votre cabinet, où est-il ? y retrouverons-nous tous nos tableaux ? Enfin Dieu l’a voulu ; car le moyen, sans cette pensée, de vouloir s’en taire ? Il faut finir ce chapitre, même cette lettre.

J’ai trouvé Pauline tout aimable, et telle que vous me l’avez dépeinte. Mandez-moi bien de vos nouvelles ; je vous écris en détail, car nous aimons ce style, qui est celui de l’amitié. Je vous envoie cette lettre par M. de Montmort, intendant à Marseille, autrefois M. du Fargis, qui mangeait des tartelettes avec mes enfants ; si vous le connaissez, vous savez que c’est un des plus jolis hommes du monde, le plus honnête, le plus poli, aimant à plaire et à faire plaisir, et d’une manière qui lui est particulière ; en un mot, il en sait assurément plus que les autres sur ce sujet : je vous en ferai demeurer d’accord à Grignan, où je vais vous attendre, mon cher cousin, avec une bonne amitié et une véritable impatience.


  1. Marie-Blanche d’Adhémar, religieuse aux Filles de Sainte-Marie.
  2. M. de Pontchartrain, alors contrôleur des finances, et depuis chancelier de France en 1699.
  3. Maison de campagne de madame de Coulanges.
  4. Où demeurait madame de la Fayette, qu’elle allait voir souvent.