Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 307

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 633-635).

307. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.[modifier]

À Grignan, le 10 av’ril 1691.

Nous avons reçu une lettre, du 31 mars, de notre cher ambassadeur ; elle est venue en sept jours ; cette diligence est agréable, mais ce qu’il nous mande l’est encore davantage ; on ne peut écrire plus spirituellement. Ma fille prend le soin de lui répondre ; et comme je la prie de lui envoyer le Saint-Esprit en diligence, non-seulement pour faire un pape[1], mais pour finir promptement toutes sortes d’affaires, afin de nous venir voir, elle m’assure qu’elle lui enverra la prise de Nice en cinq jours de tranchée ouverte, par M. de Catinat, et que cette nouvelle fera le même effet pour nos bulles.

Mais parlons de votre affliction d’avoir perdu cet aimable ménage[2], qui a si bien célébré votre mérite en vers et en prose, tandis que vous avez si bien senti l’agrément de leur société. La douleur de cette séparation est aisée à comprendre ; M. de Chaulnes ne veut pas que nous croyions qu’il la partage avec vous ; il ne faut pas qu’un ambassadeur soit occupé d’autres choses que des affaires du roi son maître, qui, de son côté, prend Mons avec cent mille hommes d’une manière tout héroïque, allant partout, visitant tout, s’exposant trop. La politique du prince d’Orange, qui prenait tranquillement des mesures, avec les princes confédérés, pour le commencement du mois de mai, s’est trouvée un peu déconcertée de cette promptitude ; il menace de venir au secours de cette grande place ; un prisonnier le dit ainsi au roi, qui répondit froidement : Nous sommes ici pour l’attendre. Je vous délie d’imaginer une réponse plus parfaite et plus précise. Je crois donc, mon cher cousin, qu’en vous mandant encore dans quatre jours cette belle conquête[3], votre Rome ne sera point fâchée de vivre paternellement avec son fils aîné. Dieu sait si notre ambassadeur soutiendra bien l’identité du plus grand roi du monde, comme dit M. de Nevers !

Revenons un peu terre à terre. Notre petit marquis de Grignan était allé à ce siège de Nice comme un aventurier, vago di fama. M. de Catinat lui a fait commander plusieurs jours la cavalerie, pour ne le pas laisser volontaire ; ce qui ne Ta pas empêché d’aller partout, d’essuyer tout le feu, qui fut fort vif d’abord, de porter des fascines au petit pas, car c’est le bel air ; mais quelles fascines ! toutes d’orangers, mon cousin, de lauriers-roses, de grenadiers ! ils ne craignaient que d’être trop parfumés. Jamais il ne s’est vu un si beau pays, ni si délicieux ; vous eu comprenez les délices par ceux d’Italie. Voilà ce que M. de Savoie a pris plaisir de perdre et de ruiner : dirons-nous que c’est un habile politique ? Nous attendons ce petit colonel[4], qui vient se préparer pour aller en Piémont, car cette expédition de Nice n’est que peloter en attendant partie ; il ne sera plus ici quand vous y passerez ; mais savez-vous qui vous y trouverez ? mon fils, qui vient passer l’été avec nous, et qui vient au-devant de son gouverneur sur les pas de sa mère.

À propos de mère et de fils, savez-vous, mon cher cousin, que je suis depuis dix ou douze jours dans une tristesse dont vous êtes seul capable de me tirer, pendant que je vous écris ? C’est de la maladie extrême de madame de Lavardin la douairière, mon intime et mon ancienne amie ; cette femme d’un si bon et si solide esprit, cette illustre veuve, qui nous avait toutes rassemblées sous son aile ; cette personne, d’un si grand mérite, est tombée tout d’un coup dans une espèce d’apoplexie ; elle est assoupie, elle est paralytique, elle a une grosse fièvre ; quand on la réveille, elle parle de bon sens, mais elle retombe ; enfin, mon enfant, je ne pouvais faire dans l’amitié une plus grande perte ; je la sens très-vivement. Madame la duchesse de Chaulnes m’en apprend des nouvelles, et en est très-affligée ; madame de la Fayette encore plus ; enfin, c’est un mérite reconnu, où tout le monde s’intéresse comme à une perte publique : jugez ce que ce doit être pour toutes ses amies. On m’assure que M. de Lavardin en est fort touché ; je le souhaite, c’est son éloge que de regretter bien tendrement une mère à qui il doit, en quelque sorte, tout ce qu’il est. Adieu, mon cher cousin, je n’en puis plus ; j’ai le cœur serré : si j’avais commencé par ce triste sujet, je n’aurais pas eu le courage de vous entretenir.

Je ne parle plus du Temple, j’ai dit mon avis ; mais je ne l’aimerai ni ne l’approuverai jamais. Je ne suis pas de même pour vous ; car je vous aime, et vous aimerai, et vous approuverai toujours.


  1. Alexandre VIII était mort depuis deux mois et quelques jours.
  2. Le duc et la duchesse de Nevers.
  3. La ville de Mons se rendit au roi le 9 de ce même mois d’avril, après seize jours de tranchée ouverte.
  4. Le marquis de Grignan.