Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 33

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 96-99).

33. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 11 mars 1671.

Je n’ai point encore reçu vos lettres ; j’en aurai peut-être avant que de fermer celle-ci : songez, ma chère enfant, qu’il y a huit jours que je n’ai eu de vos nouvelles ; c’est un siècle pour moi. Vous étiez à Arles ; mais je ne sais rien par vous de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un gentilhomme[1] de ce pays-là, qui était présent à cette arrivée, et qui vous a vue jouer à petite prime avec Vardes[2], Bandol, et un autre ; je voudrais pouvoir vous dire comme je l’ai reçu, et ce qu’il m’a paru, de vous avoir vue jeudi dernier. Vous admiriez tant l’abbé de Vins d’avoir pu quitter M. de Grignan, j’admire bien plus celui-ci de vous avoir quittée : il m’a trouvée avec le père Mascaron, à qui je donnais un très-beau dîner : comme il prêche à ma paroisse, et qu’il vint me voir l’autre jour, j’ai pensé que cela était d’une vraie petite dévote de lui donner un repas ; il est de Marseille, et a trouvé fort bon d’entendre parler de Provence. J’ai su encore, par d’autres voies, que vous avez eu trois ou quatre démêlés à votre avènement : ma fille, on ne parvient point à ne pas avoir de ces malheurs en province, mais, comme il n’y a peut-être rien de vrai dans ce qu’on m’a conté, j’attendrai que vous m’en parliez, avant que de vous dire mon avis sur ce sujet. Tai demandé à ce gentilhomme si vous n’étiez point bien fatiguée ; il m’a dit que vous étiez très-belle ; mais vous savez que mes yeux pour vous sont plus justes que ceux des autres : je pourrais bien vous trouver abattue et fatiguée, au travers de leurs approbations. J’ai été enrhumée ces jours-ci, et j’ai gardé ma chambre ; presque tous vos amis ont pris ce temps-là pour me venir voir : l’abbé Têtu [3] m’a fort priée de le distinguer en vous écrivant. Je n’ai jamais vu une personne absente être si vive dans tous les cœurs ; c’était à vous qu’était réservé ce miracle : vous savez comme nous avons toujours trouvé qu’on se passait bien des gens ; on ne se passe point de vous : ma vie est employée à parler de vous : ceux qui m’écoutent le mieux sont ceux que je cherche le plus. N’allez point craindre que je sois ridicule ; car, outre que le sujet ne l’est pas, c’est que je connais parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire. Je dis un peu de bien de moi en passant, j’en demande pardon au Bourdaloue et au Mascaron : j’entends tous les matins ou l’un ou l’autre ; un demi-quart des merveilles qu’ils disent devrait faire une sainte.

Je vous avoue de bonne foi, ma petite, que je ne puis du tout m’accoutumer à vous savoir à deux cents lieues de moi ; je suis plus touchée que je ne l’étais lorsque vous étiez en chemin, je repleure sur nouveaux frais, je ne vois goutte dans votre cœur, je me représente cent choses désagréables que je ne puis dire, je ne vois pas mêmeceque pense M. de Grignan ; et tout est brouillé, je ne sais comment, dans ma tête. Je vous vois accablée d’honneurs, et d’honneurs qui tiennent fort au nom que vous portez ; rien n’est plus grand ni plus considéré ; nulle famille ne peut être plus aimable : vous y êtes adorée, à ce que je crois, car le coadjuteur ne m’écrit plus ; mais j’ignore comment vous vous portez dans tout ce tracas ; c’est une sorte de vie étrange que celle des provinces ; on fait des affaires de tout. Je m’imagine que vous faites des merveilles, et je voudrais bien savoir ce que ces merveilles vous coûtent, soit pour vous plaindre, soit pour ne vous plaindre pas.

Je reçois votre lettre, ma chère enfant, et j’y fais réponse avec précipitation parce qu’il est tard : cela me fait approuver les avan ces de provision. Je vois bien que tout ce qu’on m’a dit de vos aventures à votre arrivée n’est pas vrai ; j’en suis très-aise ; ces sortes de petits procès dans les villes de province, où l’on n’a rien autre chose dans la tête, font une éternité d’éclaircissements, et c’est assez pour mourir d’ennui. Mais vous êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer mes lettres : où est donc ce principe de cachotterie pour ce que vous aimez ? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan ? Vous pensez m’apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la Gazette de Hollande ; je m’en vengerai. Vous cachez les tendresses que je vous maDde, friponne ; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m’écrivez. Je ne veux pas qu’on croie que j’ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours, pour qui ? pour une ingrate. Je veux qu’on voie que vous m’aimez, et que, si vous avez mon cœur tout entier, j’ai une place dans le vôtre. Je ferai tous vos compliments. Chacun me demande : Ne suis-je point nommé ? Et je dis : Non, pas encore, mais vous le serez. Par exemple, nommez-moi un peu M. d’Ormesson, et les Mesmes[4] ; il y a presse à votre souvenir ; ce que vous envoyez ici est tout aussitôt enlevé : ils ont raison, ma fille, vous êtes aimable, et rien n’est comme vous. Voilà, du moins, ce que vous cacherez, car, depuis Niobé, jamais une mère n’a parlé comme je fais. Pour M. de Grignan, il peut bien s’assurer que, si je puis quelque jour avoir sa femme, je ne la lui rendrai pas. Comment ! ne me pas remercier 'd’un tel présent ! ne me point dire qu’il est transporté ! Il m’écrit pour me la demander, et ne me remercie point quand je la lui donne. Je comprends pourtant qu’il peut fort bien être accablé ainsi que vous ; ma colère ne tient à guère, et ma tendresse pour vous deux tient à beaucoup. Tout ce que vous me mandez est très-plaisant ; c’est dommage que vous n’ayez eu le temps d’en dire davantage. Mon Dieu ! que j’ai d’envie de recevoir de vos lettres ! Il y a déjà près d’une demi-heure que je n’en ai reçu. Je ne sais aucune nouvelle : le roi se porte fort bien ; il va de Versailles à Saint-Germain, de Saint- Germain à Versailles ; tout est comme il était. La reine fait souvent ses dévotions, et va au salut du saint sacrement. Le père Bourdaloue prêche : bon Dieu ! tout est au-dessous des louanges qu’il mérite. L’autre jour notre abbé eut un démêlé avant le sermon avec M. de Noyon[5], qui lui lit entendre qu’il devait bien quitter sa place à un homme de la maison de Clermont : on a fort ri de ce titre, pour avoir la place d’un abbé à l’église ; on a bien reconté là-dessus toutes les clefs de la maison de Tonnerre, et toute la science du prélat sur la pairie. Je dîne tous les vendredis chez le Mans [6] avec M. de la Rochefoucauld, madame de Brissac et Benserade, qui toujours y fait la joie de la compagnie. Si la Provence m’aime, je suis fort sa servante aussi ; conservez-moi l’honneur de ses bonnes grâces ; je lui ferai mes compliments quand vous voudrez. Je vous ai donné un voyage, c’est à vous de le placer. Je ne dis rien à M. de Vardes ni à mon ami Corbinelli ; je les crois retournés en Languedoc. J’aime votre fille à cause de vous ; mes entrailles n’ont point encore pris le train des tendresses d’une grand’mère.


  1. M. de Julianis,
  2. Le marquis de Vardes, disgracié par Louis XIV, était alors relégué dans son gouvernement d’Aigues-Mortes.
  3. Jacques Têtu, abbé de Belval ; c’était un personnage vaporeux plaint par M. de Sévigné, et dont M. de Coulanges se moquait. Il était de l’Académie française.
  4. Jean-Antoine de Mesmes, président à mortier, et son fils Jean-Jacques, comte d’Avaux.
  5. François de Clermont-Tonnerre, évêque et comte de Noyon, réunissait en sa personne tous les genres de vanité, surtout celle de la naissance.
  6. Philibert-Emmanuel de Beaumanoir, évêque du Mans, commandeur des ordres du roi.