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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 39

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 108-110).

39. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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À Paris, vendredi saint 27 mars 1671.

J’ai trouvélci un gros paquet de vos lettres ; je ferai réponse aux messieurs quand je ne serai pas si dévote : en attendant, embrassez votre cher mari pour moi ; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je suis bien aise de savoir que le pont d’Avignon est encore sur le dos du coadjuteur ; c’est donc lui qui vous y a fait passer, car, powr le pauvre Grignan, il se noyait par dépit contre vous ; il aimait autant mourir que d’être avec des gens si déraisonnables : le coadjuteur est perdu d’avoir ce crime avec tant d’autres. Je suis très-obligée à Bandol de m’avoir fait une si agréable relation. Mais d’où vient, mon enfant, que vous craignez qu’une autre lettre n’efface la vôtre ? vous ne l’avez donc pas relue ? car pour moi, qui l’ai lue avec attention, elle m’a fait un plaisir sensible, un plaisir à n’être effacé par rien, un plaisir trop agréable pour un jour comme aujourd’hui. Vous contentez ma curiosité sur mille choses que je voulais savoir : je me doutais bien que les prophéties auraient été entièrement fausses à l’égard de Vardes ; je me doutais bien aussi que vous n’auriez fait aucune incivilité ; je me doutais bien encore de l’ennui que vous avez ; et ce qui vous surprendra, c’est que, quelque aversion que je vous aie toujours vue pour les narrations, j’ai cru que vous aviez trop d’esprit pour ne pas voir qu’elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois qu’il n’y a rien qu’il faille entièrement bannir de la conversation, et que le jugement et les occasions doivent y faire entrer tour à tour tout ce qui est le plus à propos. Je ne sais pourquoi vous dites que vous ne contez pas bien ; je ne connais personne qui attache plus que vous : ce ne serait pas une sorte de chose à souhaiter uniquement ; mais quand cela tient à l’esprit et à la nécessité de ne rien dire qui ne soit agréable, je pense qu’on doit être bien aise de s’en acquitter comme vous faites.

J’ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très-belle et très-touchante. J’avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue ; mais l’impossibilité m’en a ôté le goût : les laquais y étaient dès mercredi ; et la presse était à mourir. Je savais qu’il devait redire celle que M. de Grignan et moi nous entendîmes l’année passée aux Jésuites ; et c’était pour cela que j’en avais envie : elle était parfaitement belle, et je ne m’en souviens que comme d’un songe. Que je vous plains d’avoir eu un méchant prédicateur ! Mais pourquoi cela vous fait-il rire ? J’ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une fois : Ennuyez-vous, cela est si méchant ! Je n’ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très* bien avec M. de Grignan ; je ne crois pas avoir témoigné que j’en doutasse ; tout au plus, je souhaiterais en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je désire avec tant de passion. La Provence ne serait pas supportable sans cela, et je comprends bien aisément tous les soins de M. de Grignan pour vous empêcher d’y mourir d’ennui ; nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes.

Le maréchal d’Albret a gagné un procès de quarante mille livres de rente en fonds de terre ; il rentre dans tout le bien de ses grands-pères ; il ruine tout le Béarn : vingt familles avaient acheté et revendu ; il faut rendre tout cela avec les fruits depuis cent ans : c’est une épouvantable affaire pour les conséquences. Adieu, ma très-chère ; je voudrais bien savoir quand je ne penserai plus tant à vous ; il faut répondre :

Comment pourrais-je vous le dire ?
Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort[1].

Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie lettre. Adieu, petit démon qui me détournez ; je devrais être à Ténèbres il y a plus d’une heure.


  1. Vers d’un joli madrigal de Montreuil, qui est resté dans le souvenir des gens de goût.