Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 40

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 110-111).

40. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, jeudi saint 2G mars 1671.

Si j’avais autant pleuré mes péchés que j’ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais très-bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé. J’ai passé ici le temps que j’avais résolu, de la manière dont je l’avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m’a plus tourmentée que je ne l’avais prévu. C’est une chose étrange qu’une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore : sur cela on songe au présent ; et quand on a le cœur comme je l’ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous ; notre maison de Paris m’assomme encore tous les jours, et livry m’achève. Pour vous, c’est par un effort de mémoire que vous pensez à moi : la Provence n’est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J’ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j’ai eue ici ; une grande solitude, un grand silence, un office triste, des Ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée : tout cela m’a plu. Je n’avais jamais été à Livry la semaine sainte : hélas ! que je vous y ai souhaitée ! Mais je m’en retourne à Paris par nécessité ; j’y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la passion du père Bourdaloue, ou du père Mascaron ; j’ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère petite : voilà ce que vous aurez de Livry. Si j’avais eu la force de ne vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j’y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde ; mais, au lieu d’en faire un bon usage, j’ai cherché de la consolation à vous eu parler. Ah ! ma fille, que cela est faible et misérable !