Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 5
5. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.
[modifier]On a continué aujourd’hui les interrogatoires sur les octrois. M. le chancelier avait bonne intention de pousser M. Fouquet aux extrémités, et de l’embarrasser ; mais il n’en est pas venu à bout. M. Fouquet s’est fort bien tiré d’affaire, et n’est entré qu’à onze heures, parce que M. le chancelier a fait lire le rapporteur, comme je vous l’ai mandé ; et, malgré toute cette belle dévotion, il disait tout le pis contre notre pauvre ami. Le rapporteur [1]prenait toujours son parti, parce que le chancelier ne parlait que pour un côté ; enfin il a dit : Voici un endroit sur quoi l’accusé ne pourra pas répondre. Le rapporteura dit : Ah ! monsieur, pour cet endroitlà, voici l’emplâtre qui le guérit ; et a dit une très-forte raison, et puis il a ajouté : Monsieur, dans la place où je suis, je dirai toujours la vérité, de quelque manière qu’elle se rencontre.
On a souri de l’emplâtre, qui a fait souvenir de celui qui a fait tant de bruit. Sur cela on a fait entrer l’accusé, qui n’a pas été une heure dans la chambre ; et, en sortant, plusieurs ont fait compliment à d’Ormesson de sa fermeté. Il faut que je vous conte ce que j’ai fait. Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étais masquée[2], je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan était auprès de lui ; cinquante mousquetaires, à trente ou quarante pas derrière. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort que je n’en pouvais plus. En s’approchant de nous pour entrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette miné riante que vous lui connaissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue ; mais je vous avoue que j’ai été étrangement saisie quand je l’ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l’ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi ; mais je pense que vous n’en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J’ai été voir votre chère voisine ; je vous plains autant de ne l’avoir plus, que nous nous trouvons heureux de l’avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami ; elle a vu Sapho [3], qui lui a redonné du courage. Pour moi, j’irai demain en reprendre chez elle ; carde temps en temps je sens que j’ai besoin de réconfort. Ce n’est pas que l’on ne dise mille choses qui doivent donner de l’espérance ; mais, mon Dieu ! j’ai l’imagination si vive, que tout ce qui est incertain me fait mourir.
- ↑ Ce rapporteur était M. d’Ormesson, l’un des magistrats les plus respectables de ce temps.
- ↑ C’était encore l’usage que les femmes sortissent en masque, usage qu’on retrouve dans les comédies de Corneille, et qui nous avait été apporté d’Italie par les Médicis. Ces masques de velours noir, auxquels succédèrent les loups, étaient destinés à conserver le teint.
- ↑ Mademoiselle de Scudéry, sœur de l’auteur connu sous ce nom par une malheureuse fécondité, femme qui avait encore plus d’esprit que ses ouvrages.