Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 6

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 49-53).

6. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.[modifier]

Lundi, 1er décembre 1664

Il y a deux jours que tout le monde croyait que l’on voulait tirer l’affaire de M. Fouquet en longueur ; présentement ce n’est plus la même chose, c’est tout le contraire : on presse extraordinairement les interrogations. Ce matin M. le chancelier a pris son papier, et a lu, comme une liste, dix chefs d’accusation, sur quoi il ne donnait pas le temps de répondre. M. Fouquet a dit : « Monsieur, je ne prétends pas tirer les choses en longueur ; mais je vous supplie de me donner le loisir de vous répondre : vous m’interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse ; il m’est important que je parle. Il y a plusieurs articles qu’il faut que j’éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès. » Il a donc fallu l’entendre, contre le gré des malintentionnés ; car il est certain qu’ils ne sauraient souffrir qu’il se défende si bien. Il a fort bien répondu sur tous les chefs : on continuera de suite ; et la chose ira si vite, que je compte que les interrogations finiront cetfe semaine. Je viens de souper à l’hôtel de Nevers ; nous avons bien causé, la maîtresse du logis et moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu’il n’y a que vous qui puissiez comprendre ; car je viens de recevoir votre lettre ; elle vaut mieux que tout ce que je puis écrire. Vous mettez ma modestie à une trop grande épreuve, en me mandant de quelle manière je suis avec vous et avec votre cher solitaire. Il me semble que je le vois, et que je l’entends dire ce que vous me mandez : je suis au désespoir que ce ne soit pas moi qui ait dit : La métamorphose de Pierrot en Tartufe[1]. Cela est si naturellement dit, que si j’avais autant d’esprit que vous m’en croyez, je l’aurais trouvé au bout de ma plume.

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers ; MM. de Saint- Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s’y prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont : M. le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jaipais vu un si impertinent : paroe qu’on sait que depuis peu j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. Le roi se mit à rire, et lui dit : N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh bien, dit le roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait. Ah ! sire, quelle trahison ! que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. Non, M. le maréchal ; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l’on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime tou jours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu’il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

Mardi 2 décembre.

Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement, que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer. M. Renard a dit entre autres : « Il faut avouer que cet homme est incomparable ; il n’a jamais si bien parlé dans le parlement ; il se possède mieux qu’il n’a jamais fait. » C’était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n’y a rien de comparable à ce qu’il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l’interrogation, et je continuerai encore jusqu’au bout.

Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne ce que je souhaite le plus ardemment ! Adieu, mon très-cher monsieur ; priez notre solitaire (Arnauld) de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur, et, par modestie, j’y joins madame votre femme.

Mardi 2 décembre.

M.Fouquetaparlé aujourd’hui deux heures entières sur les six millions ; il s’est fait donner audience, il a dit des merveilles ; tout le monde en était touché, chdcun selon son sentiment. Pussort faisait des mines d’improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.

Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s’est levé impétueusement, et a dit : Dieu merci, on ne se plaindra pas qu’on « ne l’ait laissé parler tout son soûl. » Que dites-vous de ces paroles ? ne sont-elles pas d’un bon juge ? On dit que le chancelier est fort effrayé de l’érésipèle de M. de Nesmond, qui l’a fait mourir ; il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les sentiments d’un homme qui va paraître devant Dieu, encore serait-ce quelque chose ; mais il faut craindre qu’on ne dise de lui comme d’Argant : e mori corne visse [2].

Mardi au soir

J’ai reçu votre lettre, qui m’a bien fait voir que je n’oblige pas un ingrat ; jamais je n’ai rien vu de si agréable, ni de si obligeant : il faudrait être bien exempte d’amour-propre pour n’être pas sensible à des louanges comme les vôtres. Je vous assure donc que je suis ravie que vous ayez bonne opinion de mon cœur ; et je vous assure de plus, sans vouloir vous rendre douceurs pour douceurs, que j’ai une estime pour vous infiniment au-dessus des paroles dont on se sert ordinairement pour expliquer ce que l’on pense, et que j’ai une joie et une consolation sensible de vous pouvoir entretenir d’une affaire où nous prenons tous deux tant d’intérêt.

Aujourd’hui notre cher ami est encore allé sur la sellette. L’abbé d’Effiat l’a salué en passant* ; il lui a dit, en lui rendant le salut : « Monsieur, je suis votre très-humble serviteur, » avec cette mine riante et fixe que nous lui connaissons. L’abbé d’Effiat a été si saisi de tendresse, qu’il n’en pouvait plus.

Aussitôt que M. Fouquet a été dans la chambre, M. le chancelier lui a dit de s’asseoir. Il a répondu : « Monsieur, vous prîtes hier avantage de ce que je m’étais assis ; vous croyez que c’est reconnaître la chambre : puisque cela est, je vous prie de trouver bon que je ne me mette pas sur la sellette. » Sur cela M. le chancelier a dit qu’il pouvait donc se retirer. M. Fouquet a répondu : « Je ne prétends point par là faire un incident nouveau : je veux seulement, si vous le trouvez bon, faire ma protestation ordinaire, et en prendre acte ; après quoi je répondrai.»

Il a été fait comme il a souhaité ; il s’est assis, et on a continué la pension des gabelles, à quoi il a parfaitement bien répondu. S’il continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a mandé une chose qui me fait frissonner. Il conjure une de ses amies de lui faire savoir son arrêt par une voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra, sans préambule, afin qu’il ait le temps de recevoir la nouvelle par ceux qui viendront la lui dire ; ajoutant que, pourvu qu’il ait une demi-heure pour se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu’on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer, et je suis assurée qu’il vous serre le cœur.

On n’est point entré aujourd’hui (mercredi) en la chambre, à cause de la maladie de la reine, qui a été à l’extrémité : elle est un peu mieux. Elle reçut hier au soir Notre-Seigneur comme viatique. Ce fut la plus magnifique et la plus triste chose du monde, de voir le roi et toute la cour, avec des cierges et mille flambeaux, aller conduire et requérir le saint sacrement. Il fut reçu avec une infinité de lumières. La reine fit un effort pour se soulever, et le reçut avec une dévotion qui fît fondre en larmes tout le monde. Ce n’était pas sans peine qu’on l’avait mise en cet état ; il n’y avait eu que le roi capable de lui faire entendre raison ; à tous les autres elle avait dit quelle voulait bien communier, mais non pas pour mourir : on avait été deux heures à la résoudre.

L’extrême approbation que l’on donne aux réponses de M. Fouquet déplaît infiniment à Petit[3] ; on croit même qu’il engagera-Puis.... À faire le malade pour interrompre le cours des admirations, et avoir le loisir de prendre un peu baleine des autres mauvais succès. Je suis très-humble servante du cher solitaire, de madame votre femme, et de l’adorable Amalthée.


  1. C’est le chancelier Séguier, qui s’appelait Pierre.
  2. Cerusalemme liberata, canto 19 : le vers est ainsi : Moriva Argante, e tal moria quai visse.
  3. Ce Petit est un nom convenu, qui doit signifier le Tellier, ou même Colbert. Quant à Puis..., comme, d’après le sens de la phrase, il doit être un des juges, et un des contraires, il y a quelque apparence que c’est Pussort. Dans ce cas, il faudrait aussi entendre de lui tout ce qui est dit dans les lettres précédentes.

    Au surplus, la conduite de Colbert et de le Tellier est bien caractérisée par ce mot du grand Turenne, qui s’intéressait fort à Fouquet. Quelqu’un devant lui blàmait l’emportement de Colbert, et louait la modération de le Tellier : Oui (répondit-il), je crois que M. Colbert a plus d’envie qu’il soit pendu, et que M. le Tellier a plus de peur qu’il ne le soit pas.