Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 62

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 152-155).

62. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 19 août 1671.

Vous me dites fort plaisamment l’état où vous met mon papier parfumé : ceux qui vous voient lire mes lettres croient que je vous apprends que je suis morte, et ne se figurent point que ce soit une moindre nouvelle. Il s’en faut peu que je ne me corrige de la manière que vous l’avez imaginé ; j’irai toujours dans les excès pour ce qui sera bon, et qui dépendra de moi. J’avais déjà pensé que mon papier pourrait vous faire mal, mais ce n’était qu’au mois de novembre que j’avais résolu d’en changer ; je commence dès aujourd’hui, et vous n’avez plus à vous défendre que de la puanteur.

Vous avez une assez bonne quantité de Grignans : Dieu vous délivre de la tante[1] ! elle m’incommode d’ici. Les manches du chevalier font un bel effet, à table : quoiqu’elles entraînent tout, je doute qu’elles m’entraînent aussi ; quelque faiblesse que j’aie pour les modes, j’ai une grande aversion pour cette saleté. Il y aurait de quoi en faire une belle provision à Vitré ; je n’ai jamais vu une si grande chère ; nulle table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze qui y sont ; aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n’ont que cette ressource pour manger. Je partis lundi de cette bonne ville, après avoir fait vos compliments à madame de Chaulnes et à mademoiselle de Marinais, qui a quelque chose dans l’esprit et dans l’humeur qui vous serait très-agréable ; on ne peut jamais ni mieux les recevoir ni mieux les rendre. Toute la Bretagne était ivre ce jour-là ; nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun quarante santés : celle du roi avait été la première, et tous les verres cassés après l’a voir bue ; le prétexte était une joie et une reconnaissance extrême de cent mille écus que le roi a donnés à la province sur le présent qu’on lui a fait, voulant récompenser, par cet effet de sa libéralité, la bonne grâce qu’on a eue à lui obéir. Ce n’est donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq cents. Le roi a écrit de sa propre main des bontés infinies pour sa bonne province de Bretagne : le gouverneur a lu la lettre aux états, et la copie en a été enregistrée : il s’est élevé jusqu’au ciel un cri de vive le roi ! et tout de suite on s’est mis à boire, mais boire, Dieu sait. M. de Chaulnes n’a pas oublié la gouvernante de Provence ; et un Breton ayant voulu vous nommer, et sachant mal votre nom, s’est levé, et a dit tout haut : C’est donc à la santé de madame de Carignan. Cette sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d’Harouïs jusqu’aux larmes : les Bretons ont continué, croyant bien dire ; et vous ne serez plus d’ici à huit jours que madame de Carignan ; quelques-uns disent la comtesse de Carignan : voilà en quel état j’ai laissé les choses.

J’ai fait voir à Pomenars ce que vous dites de lui ; il en est ravi, il veut vous écrire ; et en attendant je vous assure qu’il est si hardi et si effronté, que tous les jours du monde il fait quitter la place au premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général. Madame de Coëtquen[2] venait de recevoir la nouvelle de la mort de sa petite fille ; elle s’était évanouie ; elle en est très-affligée, et dit que jamais elle n’en aura une si jolie : mais son mari est inconsolable ; il revient de Paris, après s’être accommodé avec le Bordage. C’était la plus grande affaire du monde, il a donné tous ses ressentiments à M. de Turenne : vous ne vous en souciez guère ; mais cela se trouve au bout de ma plume. Il y avait dimanche un bal qui fut joli : nous y vîmes une basse Brette qu’on nous avait assuré qui levait la paille : ma foi, elle était ridicule, et faisait des haut-le-corps qui nous faisaient éclater de rire ; mais il y avait d’autres danseuses et des danseurs qui nous ravissaient. Si vous me demandez comment je me trouve des Rochers après tout ce bruit, je vous dirai que j’y suis transportée de joie ; j’y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu’on me fasse pour me faire retourner, j’ai un besoin de repos qui ne se peut dire, j’ai besoin de dormir, j’ai besoin de manger, car je meurs de faim à ces festins ; j’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire ; tout le monde m’attaquait, et mon poumon était usé. Enfin, ma chère enfant, j’ai retrouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons ; tout cela m’est uniquement bon, en l’état où je suis : quand je commencerai à m’ennuyer, je m’en retournerai. Il y a des gens qui ont de l’esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a qui sont dignes de me parler de vous.

J’ai été blessée, comme vous, de l’enflure de cœur[3] : ce mot d’enflure me déplaît ; et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que c’était de la même étoffe que Pascal ? Mais cette étoffe est si belle qu’elle me plaît toujours : jamais le cœur humain n’a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là. Si vous continuez à nous en mander votre avis, la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n’en ai lu encore que vingt feuillets. Je suis au désespoir de mes paquets perdus : ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis mille fois, que je regarde, que j’approuve, n’est-ce pas un grand déplaisir pour moi de savoir que vous m’en écriviez deux toutes les semaines, et de n’en avoir reçu qu’une plus de quatre semaines de suite ? Si c’était pour vous soulager, je l’approuverais, et même je vous le conseillerais ; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous aviez la mémoire de vos dates, vous verriez bien les lettres qui vous manquent : vous l’aviez pour ce fripon de Grignan ; faut-il que je l’embrasse après cette préférence ? Parlez-moi de madame de Rochebonne[4], et faites des amitiés à mon cher coadjuteur et au bel air du chevalier : je défends à ce dernier de monter à cheval devant vous. On me mande que mes petites entrailles[5] se portent bien, elles vont être habillées ; cela est joli, de petites entrailles avec une robe.

Vous avez fait des merveilles d’écrire à madame de Lavardin ; je le souhaitais, vous avez prévenu mes désirs. Voilà tout présentement le laquais de l’abbé, qui, se jouant comme un jeune chien avec l’aimable Jacquine[6], l’a jetée parterre, et lui a rompu le bras et démis le poignet ; les cris qu’elle fait sont épouvantables, c’est comme si une Furie s’était rompu le bras en enfer : on envoie quérir cet homme qui vint pour Saint-Aubin. J’admire comme les accidents viennent, et vous ne voulez pas que j’aie peur de verser ; c’est ce que je crains ; car si quelqu’un m’assurait que je ne me ferai point de mal, je ne haïrais pas à rouler quelquefois cinq ou six tours dans un carrosse ; cette nouveauté me divertirait : mais après ce que je viens de voir, un bras rompu me fera toujours peur. Adieu, ma très-belle ; vous savez comme je suis à vous, et que l’amour maternel y a moins de part que l’inclination.


  1. Anne d’Ornano, comtesse d’Harcourt.
  2. Marguerite de Rohan-Chabot, femme de Malo, marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint- Malo. Elle était sœur de madame de Soubise.
  3. Expression de M. Nicole dans ses Essais de morale.
  4. Thérèse Adhémar de Monteil, femme de Charles-François de Chateauneuf, comte de Rochebonne, et sœur de M. de Grignan
  5. C’est ainsi que madame deSévigné nommait sa petite-fille (Marie-Blanche) qu’elle avait laissée à Paris en nourrice.
  6. Une des filles de la basse-cour des Rochers.