Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 63
63. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
[modifier]Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états ; sans cela les états seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j’eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux demain et plusieurs pages à cheval. C’étaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. deCoëtlogon, deLocmaria, les barons de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo, les MM. d’Argouges, et huit ou dix que je ne connais point ; j’oublie M.d’Harrouis, qui ne vaut pas la peine d’être nommé. Je reçois tout cela : on dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation très-bonne et très-galante sortit d’un des bouts du mail, et surtout du vin de Bourgogne qui passa comme de l’eau de Forges ; on fut persuadé que cela s’était fait avec un coup de baguette. IM.de Chaulnes me pria instamment d’aller à Vitré. J’y vins donc lundi au soir ; madame de Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de Tartufe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet pensèrent me faire pleurer : cela me fait souvenir de vous si vivement, que je n !y puis résister ; il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très-souvent, et je ne cherche point longtemps mes réponses, car j’y pense à l’instant même, et je crois toujours que c’est qu’on voit mes pensées au travers de mon corps de jupe. Hier, je reçus toute la Bretagne à ma tour de Sévigné : je fus encore à la comédie ; c’était Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes : c’est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais que vous eussiez vu l’air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau : quelle légèreté ! quelle justesse ! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole : il a soixante mille livres de rentes, et sort de l’académie ; il ressemble à tout ce qu’il y a de plus joli, et voudrait bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit point bue ici ; cette obligation n’est pas grande, mais, telle qu’elle est, vous l’avez tous les jours à toute la Bretagne : on commence par moi, et puis madame de Gfignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu’on me fait sont si ridicules et les femmes de ce pays si sottes, qu’elles laissent croire qu’il n’y a que moi dans la ville, quoiqu’elle soit toute pleine. Il y a de votre connaissance, Tonquedec, le comte des Chapelles, Pomenars, l’abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Paul de Léon, et mille autres : mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement quand on a dîné ; je n’ai jamais vu tant de bonne chère. Madame de Coëtquen est ici avec la lièvre ; Chesières se porte mieux ; on a député des états pour lui faire un compliment Nous sommes polis pour le moins autant que le poli Lavardin : on l’adore ici, c’est un gros mérite qui ressemble au vin de Grave. Mon abbé bâtit, et ne veut pas venir s’établir à Vitré ; il y vient dîner : pour moi, j’y serai encore jusqu’à lundi ; et puis j’irai passer huit jours dans ma pauvre solitude, après quoi je reviendrai dire adieu ; car la fiu du mois verra la fin de tout ceci. Notre présent est déjà fait, il y a plus de huit jours : on a demandé trois millions ; nous avons offert sans chicaner deux millions cinq cent mille livres, et voilà qui est fait. Du reste, M. le gouverneur aura cinquante mille écus, M. de Lavardin quatre- vingt mille francs, le reste des officiers à proportion ; le tout pour deux ans. Il faut croire qu’il passe autant de vin dans le corps de nos Bretons que d’eau sous les ponts, puisque c’est là-dessus qu’on prend l’infinité d’argent qui se donne à tous les états. Vous voilà bien instruite, Dieu merci, de votre bon pays : mais je n’ai point de vos lettres, et par conséquent point de réponse à vous faire ; ainsi je vous parle tout naturellement de ce que je vois et de ce que j’entends. Pomenars est divin ; il n’y a point d’homme à qui je souhaite plus volontiers deux têtes ; jamais la sienne n’ira jusqu’au bout. Pour moi, ma fille, je voudrais déjà être au bout de la semaine, afin de quitter généreusement tous les honneurs de ce monde, et de jouir de moi-même aux Rochers. Adieu, ma très-chère, j’attends toujours vos lettres avec impatience ; votre santé est un point qui me touche de bien* près : je crois que vous en êtes persuadée, et que, sans donner dans la justice de croire, je puis finir ma lettre, et dormir en repos sur ce que vous pensez de mon amitié pour vous. Ne direz-vous point à M. de Grignan que je l’embrasse de tout mon cœur ?