Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 66

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 161-163).

66. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 16 septembre 167I.

Je suis méchante aujourd’hui, ma fille ; je suis comme quand vous disiez, Fous êtes méchante. Je suis triste, je n’ai point de vos nouvelles ; la grande amitié n’est jamais tranquille. Maxime. Il pleut, nous sommes seuls ; en un mot, je vous souhaite plus de joie que je n’en ai aujourd’hui.

Ce qui embarrasse fort mon abbé, la Mousse et mes gens, c’est qu’il n’y a point de remède à mon chagrin : je voudrais qu’il fut vendredi pour avoir une de vos lettres, et il n’est que mercredi : voilà sur quoi on ne sait que me faire ; toute leur habileté est à bout ; et si, par l’excès de leur amitié, ils m’assuraient, pour me faire plaisir, qu’il est vendredi, ce serait encore pis ; car, si je n’avais point de vos lettres ce jour-là, il n’y aurait pas un brin de raison avec moi ; de sorte que je suis contrainte d’avoir patience, quoique la patience soit une vertu, comme vous savez, qui n’est guère à mon usage : enfin je serai satisfaite avant qu’il soit trois jours. J’ai une extrême envie de savoir comment vous vous portez de cette frayeur : c’est mon aversion que les frayeurs ; car, quoique je ne sois point grosse, elles me le font devenir ; c’est-à-dire elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. Mon inquiétude présente ne va point jusque-là : je suis persuadée que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement remise. Ne venez point me dire que vous ne me manderez plus rien de votre santé, vous me mettriez au désespoir ; et, n’ayant plus de confiance à ce que vous me diriez, je serais toujours comme je suis présentement. Il faut avouer que nous sommes à une belle distance l’une de l’autre, et que si l’on avait quelque chose sur le cœur dont on attendît du soulagement, on aurait un beau loisir pour se pendre.

Je voulus hier prendre une petite dose de morale, je m’en trouvai assez bien ; mais je me trouvai encore mieux d’une petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort plaisante et fort ingénieuse ; c’est de l’auteur des Sylphides, des Gnomes et des Salamandres[1] : il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout, et même qui sont d’un homme qui ne sait pas le monde : cela fait quelque peine ; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut pas s’en offenser : je regarde tout le reste, et lo tour qu’il donne à sa critique ; je vous assure que cela est très-joli. Comme je crus que cette bagatelle vous aurait divertie, je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château, quand vous auriez achevé cette lecture. Je vous avoue pourtant que j’aurais quelque peine à vous laisser partir sitôt ; c’est une chose bien dure pour moi que de vous dire adieu ; je sais ce que m’a coûté le dernier : il serait bien de l’humeur où je suis d’en parler, mais je n’y pense encore qu’en tremblant ; ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre. J’espère que cette lettre vous trouvera gaie ; si cela est, je vous prie de la brûler tout à l’heure ; ce serait une chose bien extraordinaire qu’elle fût agréable avec le chien d’esprit, que je me sens. Le coadjuteur est bien heureux que je ne lui fasse pas réponse aujourd’hui.

J’ai envie de vous faire vingt-cinq ou trente questions, pour finir dignement cet ouvrage. Avez- vous des muscats ? vous ne me parlez que des figues ; avez-vous bien chaud ? vous ne m’en dites rien, avez-vous de ces aimables bètes que nous avions à Paris ? avez-vous eu longtemps votre tante d’Harcourt ? Vous jugez bien qu’après avoir perdu tant de vos lettres, je suis dans une assez grande ignorance, et que j’ai perdu la suite de votre discours. Ah ! que je voudrais bien battre quelqu’un ! et quejeserais obligée à quelque Breton qui me voudrait faire une sotte proposition qui me mît en colère ! Vous me disiez l’autre jour que vous étiez bien aise que je fusse dans ma solitude, et que j’y penserais à vous : c’est bien rencontré ; c’est que je n’y pense pas assez dans tous les autres lieux. Adieu, ma fille, voici le bel endroit de ma lettre ; je finis, parce que je trouve que ceci s’extravague un peu : encore a-t-on son honneur à garder.


  1. L’abbé de Montfaucon de Villars, auteur de l’ouvrage intitulé le Comte de Cabalis.