Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 67

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 163-165).

67. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 20 septembre 1671.

Ce n’est pas sans raison, ma chère fille, que vous fûtes troublée du mal du pauvre chevalier de Buous ; il est étrange : c’est un garçon qui me plaisait dès Paris ; je n’ai pas de peine à croire tout le bien que vous m’en dites ; ce qui est plus extraordinaire, c’est cette crainte de la mort ; c’est un beau sujet de faire des réflexions, que l’état où vous le dépeignez. Il est certain qu’en ce temps-là nous aurons de la foi de reste ; elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles ; et ce temps que nous prodiguons, et que nous voulons qui coule présentement, nous manquera ; et nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours que nous perdons avec tant d’insensibilité : voilà de quoi je m’entretiens dans ce mail que vous connaissez. La morale chrétienne est excellente à tous les maux ; mais je la veux chrétienne ; elle est trop creuse et trop inutile autrement. Ma Mousse me trouve quelquefois assez raisonnable là-dessus ; et' puis un souffle, un rayon de soleil emporte toutes les réflexions du soir.

Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette requête[1] jolie ; sans être aussi habile que vous, je l’ai entendue per cliscrezione, elle m’a paru admirable. La Mousse est fort glorieux d’avoir fait en vous une si merveilleuse écolière[2].

Je vous plains de quitter Grignan, vous êtes en bonne compagnie ; c’est une belle maison, une belle vue, un bel air : vous allez dans une petite ville étouffée[3], où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air ; et ce pauvre Coulanges, qui ne vous trouvera point ! il me fait pitié. Enfin, sa destinée n’est pas de vous voir à Grignan ; peut-être le mènerez- vous à vos états : mais c’est une grande différence ; et vous devez bien sentir le désagrément de ce voyage, dans l’état où vous êtes et dans la saison où nous sommes. Vous y verrez l’effet des protestations de M. de Marseille ; je les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style : il vous assure de son service, sous condition ; et moi, je l’assure de mon amitié, sous condition aussi, en lui disant que je ne doute point du tout que vous n’ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée.

M. de Lavardin vint tout droit de Rennes ici jeudi au soir, et me conta les magnificences de la réception qu’on lui a faite. Il prêta le serment au parlement, et fit une très-agréable harangue. Je le remenai le lendemain à Vitré, pour reprendre son équipage et gagner Paris.

Je serai ici jusqu’à la fin de novembre, et puis j’irai embrasser et mener chez moi mes petites entrailles ; et au printemps si Dieu me prête vie, je verrai la Provence. Notre abbé le souhaite pour vous aller voir avec moi, et vous ramener ; il y aura bien longtemps que vous serez en Provence. Il est vrai qu’il ne faudrait s’attachera rien, et qu’à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et petites choses ; mais le moyen ? Il faut donc toujours avoir cette morale dans les mains, comme du vinaigre au nez, de peur de s’évanouir. Je vous avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien souffrir ; j’ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur.

Je vous trouve admirable de faire des portraits de moi, dont la beauté vous étonne vous-même : savez-vous bien que vous vous jouez à me trouver médiocre, de la dernière médiocrité, quand vous me comparerez à votre idée pleine d’exagération ? Voici qui ressemble un peu à détruire par sa présence ; mais cela est vrai, il faut que cela passe. J’ai ri de ce Carpentras[4], que vous enfermez pendant que vous avez affaire, en l’assurant qu’il veut faire la siesta. Vos dames sont bien dépeintes avec leurs habits d’oripeau : mais quels chiens de visages ! je ne les ai vus nulle part. Que le vôtre, que je vois avec ce petit habit uni, est agréable et beau ! et que je voudrais bien le voir et le baiser de tout mon cœur ! Au nom de Dieu, mon enfant, conservez- vous, évitez les occasions d’être effrayée. Je n’approuve guère d’avoir voyagé dans votre septième : je prie Dieu qu’il guérisse ce pauvre chevalier (de Buocus) ; j’embrasse les vauriens. Vous ne pouviez pas me donner une plus petite idée delà place que j’ai dans le cœur de M. de Grignan, qu’en me disant que c’est le reste de ce que vous n’y occupez pas : je sais ce que c’est que de tels restes ; il faut être bien aisée à contenter pour en être satisfaite. Savez-vous que le roi a reçu M. d’Andilly comme nous aurions pu faire ? Vivons, et laissons M. de Pomponne s’établir dans une si belle place.


  1. Arrêt burlesque pour le maintien de la doctrine d’Aristote contre la raison. Voy. le Mcnagiana, t. IV, p. 271, édition de Paris, 1715, et les Œuvres de Boileau.
  2. Dans la philosophie de Descartes.
  3. Lambese, petite ville de Provence, où se tient rassemblée des états de la province.
  4. Évêque de Carpentras, fort ennuyeux.