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Lettres d’Helvétius/Lettre I

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Lettres d’Helvétius
Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 14 (p. 7-9).

LETTRE I.

À Voltaire

C’est avec la plus grande reconnoissance, mon illustre maître, que j’ai reçu votre épître, et avec le plus grand plaisir que je l’ai lue. Je vais mettre vos leçons en pratique. J’envoie paître les cagots de Paris ; et je pars pour la campagne, où je menerai paître des moutons qui sont à moi. C’est à Lumigny, à une terre que j’ai près Rosay en Brie, que je me retire cette année.

J’ai l’âme attristée de toutes les persécutions qui s’élèvent contre les gens de lettres. Vous savez que l’abbé Coier, auteur de la Vie de Sobieski, vient d’être exilé ; que son censeur est à Vincennes, et qu’enfin on a défendu jusqu’à l’Épître au peuple du professeur Thomas.

On a dit de tout temps que les laides ne veulent près d’elles que des hommes aveugles. Certaines gens n’y veulent que des hommes stupides. Vous en savez la raison.

J’ai vu vos derniers Dialogues. Votre sauvage est mon homme. Vous êtes l’Achille qui combattez pour la raison. Mais vous combattez contre les dieux ; il faudra qu’enfin la raison succombe. Que peut-elle à la longue contre la puissance ? On veut étouffer ici toute espece d’esprit et de talents ; et l’on ne s’appercevra du tort qu’on aura fait à la nation que lorsque le remede sera impossible. Que l’on considere l’état de bassesse et d’avilissement où se trouvent les Portugais, peuple sans arts, sans industrie, que l’Anglais habille depuis le chapeau jusqu’au soulier ; et l’on verra combien l’ignorance est ruineuse pour une nation. Je pars demain matin pour ma terre. Je n’ai que le temps de vous assurer de mon respect, et de prier Dieu qu’il vous ait toujours en sa sainte garde. Adieu, mon illustre maître. Vale, et me semper ama.

H.