Lettres d’un innocent/Prison de la Santé

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Ed. de l’Aurore (p. 53-80).


Janvier 1895
PRISON DE LA SANTÉ


Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895.
Ma chérie,

Te dire ce que j’ai souffert aujourd’hui, je ne le veux pas, ton chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l’augmenter.

En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu’à la réhabilitation de mon nom, je t’ai fait le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur, qu’un honnête homme, auquel on vient d’arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne m’abandonnent pas ! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien me soutient, mais je commence à être à bout de patience et de forces. Avoir consacré toute sa vie à l’honneur, n’avoir jamais démérité et me voir où je suis, après avoir subi l’affront le plus sanglant qu’on puisse infliger à un soldat !…

Donc, ma chérie, faites tout au monde pour trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un seul instant, c’est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me poursuit. Pourvu que je sois bientôt là-bas et que nous soyons bientôt réunis ! Tu me redonneras des forces et du courage, j’en ai besoin. Les émotions d’aujourd’hui m’ont brisé le cœur, ma cellule ne me procure aucune consolation.

Figure-toi une petite pièce toute nue, de 4 m. 20 peut-être, fermée par une lucarne grillée… un lit replié contre le mur, etc., non, je ne veux pas t’arracher le cœur, ma pauvre chérie.

Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j’ai souffert aujourd’hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses pérégrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi j’étais là… il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination ; mais, hélas, mes vêtements déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la vérité, des regards de mépris qu’on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j’étais là.

Ah ! hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or : « Cet homme est un homme d’honneur. » Mais comme je les comprends ! À leur place je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être traître… Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que ce traître, ce n’est pas moi !

Écrivez-moi vite tous, faites tout au monde pour que je vous voie bien vite, car mes forces m’abandonneront, et il me faut du soutien, fais enfin que nous soyons réunis le plus tôt possible et que je retrouve dans ton cœur les forces qui me sont nécessaires.

Je t’embrasse comme je t’aime,

(Samedi, après-midi).
Alfred.
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Janvier 1895, samedi 6 heures.

Dans ma sombre cellule, dans les tortures de mon âme qui se refuse à comprendre pourquoi je souffre ainsi, pour quelle cause enfin Dieu me punit ainsi, c’est toujours vers toi qui, je reviens, ma chère femme, c’est vers toi qui, dans ces tristes et terribles circonstances, a été pour moi d’un dévouement sans bornes, d’une affection sans limites.

Tu as été et tu es sublime ; dans mes moments de faiblesse, j’ai honte de ne pas être à la hauteur de ton héroïsme. Mais ce chagrin finit par ronger les âmes les mieux trempées, le chagrin de voir tant d’efforts, tant d’années d’honneur, de dévouement à son pays, perdues par une machination qui procède bien plus du fantastique que du réel. À certains moments je ne puis y croire ; mais ces moments, hélas, sont rares ici, car soumis au régime cellulaire le plus strict, tout me ramène à la sombre réalité.

Continue à me soutenir de ton profond amour, ma chérie, aide-moi dans cette lutte épouvantable pour mon honneur, que je sente ta belle âme vibrer près de la mienne.

Quand pourrai-je te voir ?

J’ai cependant besoin d’affection et de consolation dans ma triste infortune.

Hélas, j’ai bien l’âme courageuse du soldat, je me demande si j’ai l’âme héroïque du martyr !

Mille bons baisers pour toi, pour nos chéris !

Que ces derniers soient ta consolation.

A. Dreyfus.

Écrivez-moi souvent et beaucoup. Songez-qu’ici je suis seul du matin au soir et du soir au matin ; pas une âme sympathique ne vient adoucir mon sombre chagrin. Aussi me tarde-t-il d’être là-bas avec toi, ma chérie, et d’attendre dans la paix et la tranquillité que l’on me réhabilite, qu’on me rende mon honneur.

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5 janvier 1895, samedi 7 heures, soir.

Je viens d’avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de sanglots, tout le corps secoué par la fièvre. C’est la réaction des horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver ; mais, hélas, au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m’appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.

C’est fini, haut les cœurs ! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n’ai pas le droit de déserter tant qu’il me restera un souffle de vie ; je lutterai avec l’espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je demande, c’est de partir au plus vite, de te retrouver là bas, de nous installer, pendant que nos amis, nos familles, s’occuperont ici de rechercher le véritable coupable, afin que nous puissions un jour rentrer dans notre chère patrie, en martyrs qui ont supporté, la plus terrible, la plus émouvante des épreuves.

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Samedi, 7 heures et demie.

C’est l’heure à laquelle il faut se coucher. Que vais-je devenir ? Que vais-je faire dans mon lit qui se compose d’une paillasse portée par des tringles de fer. Les souffrances physiques ne sont rien, tu sais que je ne les crains pas, mais mes tortures morales sont loin d’être finies. Ô ma chérie, qu’ai-je fait le jour je t’ai promis de vivre ! Je croyais vraiment avoir l’âme plus forte. Être résigné toujours quant on est innocent, c’est facile à dire, mais dur à digérer.

Écris-moi bien vite, ma chérie, tâche de me voir, j’ai besoin de puiser de nouvelles forces dans tes yeux chéris.

Mille bons baisers,

Alfred.
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6 janvier 1895, dimanche 5 heures.

Pardon, mon adorée, si dans mes lettres d’hier j’ai exhalé ma douleur, étalé ma torture. Il fallait bien que je les confie à quelqu’un ! Quel cœur est plus préparé que le tien à recevoir le trop-plein du mien ! C’est ton amour qui m’a donné le courage de vivre ; il faut que je le sente vibrer près du mien. Montrons que nous sommes dignes l’un de l’autre, que tu es une femme noble et sublime.

Courage donc, ma chérie. Ne pense pas trop à moi, tu as d’autres devoirs à remplir. Tu te dois à nos chers enfants, à notre nom qu’il faut réhabiliter. Pense donc à toutes les nobles missions qui t’incombent ; elles sont lourdes, mais je te sais capable de les entreprendre à condition de ne pas te laisser abattre, à condition de conserver tes forces.

Il faut donc lutter contre toi-même, rassembler toute ton énergie et ne penser qu’à tes devoirs.

Quant à moi, ma chérie, tu sais si j’ai beaucoup souffert hier ; plus encore que tu ne peux te l’imaginer. Je te raconterai cela quelque jour, quand nous serons de nouveau réunis et heureux.

Pour le moment, je ne souhaite qu’une chose. Puisque je vous suis inutile ici, que, d’autre part, les recherches pour trouver le coupable seront, je le crains, longues, et minutieuses, c’est d’être envoyé le plus tôt possible et dans les meilleures conditions possibles là-bas, et d’y attendre avec toi que les recherches combinées de toutes nos familles aient abouti. Le régime cellulaire m’épuise beaucoup et je ne demande qu’une chose : c’est d’être expédié au plus tôt là-bas.

J’étais très navré ce matin, de n’avoir pas encore reçu de lettres. À deux heures, heureusement, M. le Directeur de la prison est venu m’apporter un paquet de bonnes lettres qui m’a bien fait plaisir ; elles ont été le rayon de joie de ma triste cellule.

Veux-tu être assez bonne pour m’envoyer une couverture de voyage ; il fait, en effet, très froid dans nos cellules.

Tâche d’obtenir le plus tôt possible la permission de me voir.

Je t’embrasse mille fois,

Alfred.

Bons baisers à ces pauvres chéris !

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7 heures du soir.

Mon Dieu ! que mon âme est triste. Qu’ai-je donc fait dans la vie pour être puni ainsi ? Le misérable qui a commis ce crime de trahir et de me perdre, mérite, s’il y a un Dieu, un châtiment épouvantable. Il mérite d’être puni dans tous les siens. Au nom de mes pauvres enfants, je le maudis.

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7 janvier 1895, lundi, 5 heures du soir.
Ma chérie,

J’ai supporté pour toi, mon adorée, pour le nom que portent mes chers enfants, le plus douloureux, le plus épouvantable des calvaires pour un cœur pur et honnête. Je me demande comment je vis encore ; ce qui me soutient, c’est surtout l’espoir d’être bientôt réuni à toi là-bas. Alors, quoique innocent, mais soutenu par ton profond amour, j’aurai la patience d’attendre dans l’exil la réhabilitation de mon nom. Puis je travaillerai, je m’occuperai, j’imposerai silence à mon cerveau et à mon cœur par les fatigues physiques. Mais, dans ma prison, je ne saurai vivre, car ma pensée me ramène toujours fatalement à ma situation.

On ne m’a pas remis de lettre de toi aujourd’hui ; ne t’inquiète pas non plus, ma chérie, si mes lettres ne te parviennent pas régulièrement. Cependant je t’écrirai tous les jours, tant que cela me sera permis.

J’ai été prévenu que je pourrai te voir le lundi et le vendredi. Hélas ! le lundi est passé et je suis obligé d’attendre jusqu’au vendredi. J’attendrai avec une joie extrême le moment de t’embrasser, de me jeter dans tes bras ; c’est dans tes yeux, dans ton noble cœur, que je puise les forces nécessaires pour supporter mes effroyables tortures morales.

J’aimerais presque mieux avoir quelque péché sur la conscience ; au moins aurais-je quelque chose à expier. Mais hélas ! tu sais, ma chérie, combien ma vie a toujours été honnête et droite.

Je ferai tout pour vivre, je ferai tout pour résister jusqu’au moment suprême où l’on me rendra l’honneur de mon nom.

Mais je supporterai bien mieux cette attente quand tu seras là, dans l’exil, près de moi.

Alors tous deux, fiers et dignes l’un de l’autre, mous montrerons dans l’exil le calme de deux cœurs honnêtes et purs, de deux cœurs dont toutes les pensées ont toujours été pour notre chère patrie, pour la France.

Bons baisers à ces pauvres chéris. Baisers à tout le monde.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.

Le 8 janvier 1895, mardi, 6 heures soir.
Ma chérie,

On m’a remis aujourd’hui tes lettres de dimanche, ainsi que celles qui m’ont été adressées par R., H. et A.

Remercie tout le monde, donne-leur de mes nouvelles, prie-les de m’écrire. Mais dis-leur qu’il m’est impossible de leur répondre à tous. Non pas que le temps me manque pour cela, hélas ! mais je ne veux pas abuser du temps et de l’obligeance de M. le directeur de la prison qui est obligé de lire toutes mes lettres.

Je suis relativement fort, en ce sens que je vis d’espoir. Mais je crois qu’il ne faudrait cependant pas que cette situation se prolongeât encore longtemps.

J’ai, et c’est facile à concevoir, des moments de révolte violente contre l’injustice du sort ; il est, en effet, terrible de souffrir comme moi, depuis tantôt trois mois, pour un crime dont je suis innocent. Mon cerveau, après toutes ces secousses, a de vrais moments d’égarement.

J’espérais voir Me Demange ce soir et le prier de faire auprès de qui de droit, et dans les conditions que je voulais lui indiquer, les démarches nécessaires pour que je sois envoyé en exil avec toi, en attendant que la lumière se fasse. À ce dernier point de vue, j’ai grand espoir ; tous mes efforts ne peuvent qu’aboutir ; mais il me faudrait de l’air, un grand travail physique, ta société chérie pour rétablir mon cerveau ébranlé par tant de secousses, auxquelles, grand Dieu ! je ne m’attendais guère.

Prie donc Me Demange, qui a obtenu l’autorisation de me voir, de venir le plus tôt possible, afin que je lui explique la grâce que demande un innocent, en attendant que justice entière lui soit rendue.

Tu me demandes aussi, ma chérie, ce que je fais du matin au soir, et du soir au matin. Je ne veux pas te communiquer mes tristes réflexions, ta douleur est déjà assez grande, et il est inutile de l’augmenter encore. Ce que je t’ai dit plus haut suffit pour te faire comprendre ce que je désire en ce moment : l’exil en plein air avec toi, en attendant la réhabilitation.

Quant au reste, je te le raconterai plus tard, quand nous serons réunis et heureux.

Je te confierai cependant une chose, c’est que dans mes plus tristes moments, dans mes moments de crise violente, une étoile vient tout à coup briller dans mon cerveau et me sourire. C’est ton image, ma chérie, c’est ton image adorée, que j’espère revoir bientôt et auprès de laquelle j’attendrai patiemment qu’on me rende ce que j’ai de plus cher en ce monde, mon honneur, mon honneur qui n’a jamais failli.

Embrasse tout le monde pour moi. Baisers aux chéris.

Je t’embrasse mille fois,

Alfred.

Comme j’attends vendredi avec impatience ! Quel dommage que tu ne sois pas venue aujourd’hui à une heure autre que celle du déjeuner du Directeur ; peut-être t’aurait-on permis de m’embrasser.

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Mardi, 7 heures du soir.

On vient de me remettre tout un paquet de lettres — de Jeanmaire, de ton père, de Louise, les tiennes. Merci à tout le monde. Elles m’ont fait pleurer, mais ont détendu mon âme ulcérée.

Réponds à tout le monde pour moi.

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9 janvier 1895, mercredi 5 heures.
Ma bonne chérie,

Je reçois également tes lettres avec un grand retard. Ainsi on me remet seulement ta lettre de mardi matin ; il y était joint de nombreuses lettres de toute la famille. Que veux-tu, ma chérie, il faut nous incliner et souffrir en silence.

Vraiment, quand j’y pense encore, je me demande comment j’ai pu avoir le courage de te promettre de vivre après ma condamnation. Cette journée de samedi reste dans mon esprit gravée en lettres de feu. J’ai le courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hélas ! aurai-je l’âme du martyr ?

Mais sois tranquille, ma chérie, je m’efforcerai, de vivre et de résister jusqu’à ma réhabilitation.

J’ai supporté sans défaillir le supplice le plus sanglant qu’on puisse imposer à un homme de cœur qui n’a rien à se reprocher. Mon cœur a saigné, il saigne encore, il ne vit qu’avec l’espoir qu’on lui rendra un jour ses galons, qu’il a noblement gagnés et qu’il n’a jamais souillés.

Et d’ailleurs, quelles que soient les souffrances qui m’attendent encore, mon cœur me commande de vivre ! Il faut que je résiste pour le nom que portent nos chers enfants, pour le nom de toute la famille.

Mais que le devoir est parfois dur à remplir !

Te parler de ma vie ici — à quoi bon t’attrister, ma chérie ? Ton chagrin est déjà assez grand pour ne pas l’augmenter encore par mes doléances.

Je vis d’espoir, ma bonne chérie ; je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang.

Il me faut de la patience, il faut que je la puise dans ton amour, dans l’affection de tous les nôtres, dans la conviction enfin de la réhabilitation.

Mille baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,
Alfred.
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Ta lettre m’apprend qu’on a refusé à Me Demange l’autorisation de me voir. J’espère cependant qu’elle lui sera bientôt accordée.

Quant à toi, je compte les heures jusqu’à vendredi.

Merci des bonnes lettres que je reçois de tous. Remercie-les de ma part et dis-leur que c’est une des meilleures heures de ma journée que celle qui se passe à lire ma correspondance. Mais je me sens incapable de leur répondre à tous. Je n’ai rien à leur dire, sinon que je suis résigné et que j’attends la découverte de la vérité.

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Le 10 janvier 1895, 9 heures, matin.

Depuis, ce matin 2 heures, je ne dors plus dans l’attente où je suis de te voir aujourd’hui. Il me semble que j’entends déjà ta voix chérie me parler de mes chers enfants, de nos chères familles… et si je pleure, je n’en ai pas honte, car le martyre que j’endure est vraiment cruel pour un innocent.

Quel est le monstre qui est venu jeter le malheur et le déshonneur dans une brave et honnête famille ? À celui-là, s’il y a réellement une justice sur cette terre, il n’y a pas de châtiments qu’on ne doive réserver, il n’y a pas de torture qu’on ne doive infliger un jour.

Mais mon courage ne faiblit pas. J’ai des minutes pénibles quand mon regard s’appesantit sur la situation présente. Mais je me réconforte en pensant à l’avenir ; grâce à ton héroïque dévouement, à vos puissants efforts à tous, il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour. D’ailleurs, il le faut, la volonté est un puissant levier.

À tout à l’heure, ma chérie, la joie de t’embrasser, de te serrer dans mes bras, je compte les minutes qui me séparent de cet heureux moment.

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3 heures et demie.

Le moment est passé, ma chérie, si vite, si court qu’il me semble que je ne t’ai pas dit la vingtième partie de ce que j’avais à te dire. Comme tu es héroïque, mon adorée, sublime d’abnégation et de dévouement ! Je ne fais que t’admirer.

Devant ce concours dévoué de sympathies et d’efforts, je n’ai pas le droit de douter.

Je souffrirai donc en silence ; permets-moi cependant, quand la coupe débordera encore parfois, de m’épancher dans ton cœur.

Ce qui m’est cruel, et je ne le saurais répéter assez, ce ne sont pas les souffrances physiques que j’endure, mais bien cette atmosphère de mépris qui entoure mon nom, ton nom, mon adorée. Tu sais si j’ai toujours été fier et digne, si j’ai toujours mis le devoir au-dessus de tout…, alors tu peux t’imaginer tout ce que je souffre.

Et c’est pourquoi encore je veux vivre, c’est pourquoi je veux crier au monde mon innocence, la crier chaque jour jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à ma dernière goutte de sang.

Je trouverai dans tes yeux le courage nécessaire au martyre, je puiserai dans le souvenir de mes enfants les forces nécessaires pour résister à mon calvaire.

Apporte-moi aussi ton portrait. Je le placerai entre ceux de nos chéris. En contemplant ces trois figures, j’y lirai chaque jour, à chaque instant, mon devoir.

Embrasse tout le monde de ma part.

Alfred Dreyfus.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre qui m’a fait bien plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

Alfred.
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7 heures et demie, soir.

Je n’ai reçu aujourd’hui ni lettre de toi, ni lettre de personne. Ont-elles été arrêtées en route ? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas eu aujourd’hui le seul rayon de soleil qui vienne égayer ma prison.

P.-S. — Au moment de me coucher, on me remet un paquet de lettres que je vais savourer avec délices.

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Le 11 janvier 1895.
(Jeudi 5 heures, soir)
Ma chérie,

Merci de tes deux dernières lettres (l’une de mardi soir, l’autre, je pense, de mercredi matin), que l’on vient de me remettre.

Écris-moi matin et soir ; quoique je reçoive tes deux lettres en même temps, je te suis ainsi par la pensée, je te vois agir, il me semble que je vis auprès de toi.

Je m’occupe un peu à lire et à écrire, j’essaie ainsi d’éteindre les bouillonnements de mon cerveau et de ne plus penser à ma situation si triste et si imméritée.

Pardonne-moi, ma chère, si parfois je gémis…, mais que veux-tu, il m’arrive, sous l’amertume des souvenirs, d’avoir besoin d’épancher dans ton cœur le trop plein du mien. Nous nous sommes toujours si bien compris, mon adorée, que je suis sûr que ton âme forte et généreuse palpite d’indignation avec la mienne.

Nous étions si heureux ! Tout nous souriait dans la vie. Te souviens-tu quand je te disais que nous n’avions rien à envier à personne ? Situation, fortune, amour réciproque de l’un pour l’autre, des enfants adorables… nous avions tout enfin.

Pas un nuage à l’horizon… puis un coup de foudre épouvantable, inattendu, si incroyable même, qu’aujourd’hui encore il me semble parfois que je suis le jouet d’un horrible cauchemar.

Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles-là je les méprise ; mais sentir placer sur son nom une accusation épouvantable, infâme, quand on est innocent… Ah ! cela non ! Et c’est pourquoi j’ai supporté toutes les tortures, tous les affronts, car je suis convaincu que tôt ou tard la vérité se découvrira et qu’on me rendra justice.

J’excuse très bien cette colère, cette rage de tout un noble peuple auquel on apprend qu’il y a un traître… mais je veux vivre, pour qu’il sache que ce traître ce n’est pas moi.

Soutenu par ton amour, par l’affection sans bornes de tous les nôtres, je vaincrai la fatalité. Je ne prétends pas que je n’aurai pas encore parfois des moments d’abattement, de désespoir même. Vraiment, pour ne pas se plaindre d’une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur d’âme à laquelle je ne prétends pas. Mais mon cœur restera fort et vaillant.

Donc, du courage et de l’énergie, ma chérie. Il nous en faut à tous. Levez tous la tête, portez-la fière et haute, nous sommes des martyrs.

Je vivrai, mon adorée, parce que je veux que tu puisses continuer à porter mon nom comme tu l’as fait jusqu’à présent, avec honneur, avec joie et avec amour, parce qu’enfin, je veux le transmettre intact à nos enfants.

Ne vous laissez donc pas abattre par l’adversité ni les uns ni les autres ; cherchez la vérité sans trêve ni repos.

Quant à moi, j’attendrai avec la force que donne une conscience pure et tranquille que l’on tire au clair cette mystérieuse et tragique affaire.

Tu sais d’ailleurs, ma chérie, que la seule grâce que j’aie jamais sollicitée, c’est la vérité. J’espère qu’on ne faillira pas à ce devoir qu’on doit à un être humain qui ne demande qu’une chose : c’est qu’on poursuive les recherches.

Et quand luira le jour de la réhabilitation, quand on me rendra mes galons que je suis aussi digne de porter aujourd’hui qu’hier, quand enfin je me verrai, de nouveau à la tête de nos braves troupiers, oh ! alors, ma chérie, j’oublierai tout, souffrances, tortures et affronts sanglants.

Que Dieu et la justice humaine fassent que ce jour luise bientôt !

À demain, mon adorée, le plaisir de t’embrasser. Je compte dès maintenant les heures, demain je compterai les minutes. Je t’embrasse bien fort.

Alfred.

Bons baisers à nos deux chéris. Je n’ose penser à eux. Parle-m’en. N’oublie pas de leur acheter les cadeaux promis en mon nom ; que ces jeunes âmes ne souffrent pas de nos tristesses.

Embrasse tout le monde à la maison pour moi.

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Le 12 janvier 1895.
(Samedi, 4 heures).

Comme la demi-heure d’hier a été courte ; on prévoit d’avance l’emploi de chaque minute, afin de ne rien oublier de ce que l’on veut se dire… Puis le temps s’écoule comme dans un rêve et on s’aperçoit tout d’un coup qu’on est à la fin de l’entrevue et qu’on ne s’est presque rien dit encore.

Comment deux êtres comme nous peuvent-ils être si cruellement éprouvés ?

Te souviens-tu des projets charmants que nous avions ébauchés pour cet hiver ? Nous devions enfin profiter un peu de notre liberté, aller vers cette époque, comme deux jeunes amoureux, nous promener au pays du soleil ?… Ah ! tout cela n’est pas possible, tout ce qui se passe est inhumain. S’il y a un Dieu, s’il y a une justice en ce monde, il faut espérer que la vérité éclatera bientôt et nous dédommagera de tout ce que nous avons souffert.

J’ai mis les photographies des enfants devant moi, sur la tablette de ma cellule. Quand je les regarde, les larmes mouillent mes paupières, mon cœur se fend… mais cela me fait en même temps du bien, raffermit mon courage. Apporte-moi aussi ta photographie. Vos trois figures devant les yeux seront les compagnons de ma triste solitude.

Ah ! ma chère femme, tu as une noble mission à remplir, pour laquelle il te faut toute ton énergie. C’est pourquoi je te recommande instamment de soigner ta santé. Tes forces physiques te sont plus nécessaires que jamais. Tu te dois à tes enfants d’abord, au nom qu’ils portent ensuite. Il faut prouver au monde entier que ce nom est pur et sans tache.

Ah ! cette lumière sur ma tragique affaire, comme je la souhaite, comme je l’attends, comme je voudrais l’acheter, non seulement au prix de toute ma fortune, cela est tout naturel, mais encore au prix de mon sang !

Si seulement je pouvais endormir mon cerveau, l’empêcher de penser toujours à cette énigme indéchiffrable pour lui ! Je voudrais pouvoir percer les ténèbres, qui enveloppent mon affaire ; je voudrais gratter la terre pour en faire jaillir la lumière.

Tu me répondras avec juste raison qu’il faut prendre patience, qu’il faut du temps pour arriver à la découverte de la vérité… Je sais tout cela, hélas ! Mais que veux-tu, les minutes sont pour moi des heures… Il me semble toujours qu’on va venir me dire : « Pardon, on s’est trompé, l’erreur est découverte. »

Maintenant, j’attends lundi. Dorénavant, les semaines ne se composeront plus que des deux jours où tu dois venir me rendre visite. Tu ne peux te figurer combien j’admire ton abnégation, ton héroïsme, combien je puise de courage dans ton amour si profond et si dévoué.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre, qui m’a fait bien plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille, auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

Alfred.
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Le 14 janvier 1895.
(Lundi, 9 heures du matin)

Enfin voici de nouveau le jour heureux où j’ai le plaisir de te voir, de t’embrasser, de recevoir des nouvelles verbales de vous tous. J’ai tant de choses à te dire… mais en te voyant, ne vais-je pas de nouveau, dans l’émotion qui me saisira, tout oublier ?

Cette nuit, je ne me suis encore endormi qu’à 2 heures du matin. J’ai pensé à toi, à vous tous, à cette énigme épouvantable que je voudrais déchiffrer… J’ai roulé dans ma cervelle mille moyens plus violents, plus extravagants les uns que les autres à vous indiquer pour déchirer le voile derrière lequel s’abrite un monstre.

Que veux-tu, ma chérie, nuit et jour je ne pense qu’à cela ; mon esprit est constamment tendu vers ce but et je ne puis vous aider en rien. C’est le sentiment de mon impuissance qui me fait le plus souffrir.

J’essaie bien de lire, mais mes yeux seuls suivent les lignes, ma pensée est ailleurs.

À tout à l’heure, ma chérie, la joie de te voir.

Dans l’attente de ce moment, je tourne en rond dans ma cellule comme le lion dans sa cage.

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1 heure.

Le temps passe lentement, les minutes sont des heures. Comment dépenser mon énergie, comment faire taire mon cœur ! Parfois la patience m’échappe. Ce ne sont ni le courage ni l’énergie qui me font défaut, tu le sais bien… ; d’ailleurs ma conscience me donne des forces surhumaines… mais c’est cette inactivité terrible, ce désir que j’aurais de vous aider pour poursuivre le but unique de ma vie, la découverte du misérable qui m’a volé mon honneur, voilà ce qui me brûle le sang. Ah, j’aimerais mieux monter tout seul à l’assaut de dix redoutes que d’être là, impuissant, inactif à attendre passivement que la vérité se découvre !

J’envie le casseur de pierres sur la grande route, absorbé dans son travail machinal.

À tout à l’heure, ma chérie. Tu me rendras de la patience.

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3 heures.

Déjà, le temps a passé comme dans un rêve… J’avais cependant tant de choses à te dire… et puis quand je me vois en ta présence, je te regarde, je ne me souviens plus de rien… Tout ce qui m’arrive me paraît un rêve, il me semble que nous n’allons plus nous séparer, que je me réveille enfin d’un horrible cauchemar… Mais hélas, la réalité est là, c’est la séparation.

Ah le misérable qui a commis ce crime et nous dérobe notre honneur, ce n’est pas un châtiment ordinaire qu’il mérite… J’espère que le jour où on le découvrira enfin, l’opinion publique clouera son nom au pilori de l’histoire… que le supplice qu’on lui infligera sera au dessus de tout ce que l’on peut imaginer…

Je te demande pardon de mon énervement, de mon impatience. Mais comprends, ma chérie, ce que sont pour moi ces longues heures, ces longues journées !

Mais je suis cependant plus calme après chaque entrevue, je puise de nouvelles forces, une nouvelle dose de patience dans tes regards, dans ton amour.

Ah, cette vérité, il nous la faut, brillante, claire et lumineuse ; je ne vis que pour cela, je ne vis que dans cet espoir.

Et cette vérité, comme tu me l’as si bien dit, il nous la faut entière, absolue… il faut qu’il ne subsiste de doute dans l’esprit de personne, il faut que mon innocence éclate complète, il faut que l’on reconnaisse que mon honneur est aussi haut placé que celui de qui que ce soit au monde.

Et pour cela évidemment, il faut que je prenne patience… je le reconnais avec toi… Mais le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas ! Si je pouvais endormir mon cerveau jusqu’au jour où l’on aura trouvé le coupable, je supporterais vaillamment et sans sourciller les tortures physiques… et puis songe à cette atmosphère qui va m’envelopper durant la route que j’ai encore à parcourir !

Enfin, faisons taire mon cœur. Je puise chaque fois de nouvelles forces, une nouvelle dose de patience dans ton regard.

Ne pense donc plus à mes souffrances. Tu ne peux les soulager qu’en agissant comme tu le fais, c’est-à-dire en cherchant le coupable sans trêve ni repos.

J’ai lu les quelques lignes de Pierrot dans la lettre de Marie. Merci beaucoup à tous deux, surtout à la main qui a dirigé celle de Pierrot.

Fais de nos chers enfants des êtres vigoureux et sains.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.
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Le 15 janvier 1895.
(Mardi, 9 heures du matin)
Ma chérie,

J’ai beaucoup pensé cette nuit à ce que tu m’as dit hier en m’exhortant à la patience, en me faisant comprendre que rien ne se fait en un jour. Hélas, je le sais bien, mais je souffre précisément de mes qualités qui sont des défauts dans les circonstances actuelles. Homme d’action, je suis impatient de voir déchiffrer cette énigme qui me torture le cerveau.

Enfin, tu me comprends, ma chérie, puisque tu me connais si bien. Il est inutile que je retrace chaque jour les fièvres d’impatience qui me saisissent parfois, les accès de colère folle qui me secouent à certains moments…

J’ai reçu hier soir une bonne nouvelle. On m’a appris que je verrai ta mère aujourd’hui ; je m’en réjouis à l’avance.

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5 heures 1/2.

J’ai vu quelques instants Me Demange. Après lui, j’ai eu le plaisir de voir ta mère.

J’étais tellement énervé aujourd’hui que j’ai eu presque des faiblesses devant elle ; que veux-tu, parfois je redeviens un homme avec toutes ses faiblesses et toutes ses passions.

Avoue d’ailleurs qu’il y a dans ma situation de quoi abattre les plus forts.

Ah ! crois bien que si ce n’était pour toi, pour nos chers enfants, il me serait plus doux de mourir. Mais il faut que je me raidisse contre la douleur, il faut que je me dise que je supporterai tous les calvaires, tous les martyres, jusqu’au jour où mon innocence éclatera au grand jour.

Il est impossible qu’il en soit autrement.

Je résisterai jusqu’au bout, sois-en convaincue. Mais il m’échappera parfois encore des cris de colère, des cris de douleur.

Embrasse tout le monde, nos chéris pour moi.

Ton dévoué,

Alfred.
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7 heures.

Mon moment de faiblesse est passé. Je vois et je vis dans l’avenir. Courage donc tous, tôt ou tard l’innocence triomphera

Marchez sans faiblir dans la voie que vous vous êtes tracée, comme moi je suivrai sans défaillir mon chemin douloureux.

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Le 16 Janvier 1895.
(Mercredi, 10 heures du matin).
Ma chérie,

Je suis arrivé à dompter mes nerfs, à faire taire les mouvements tumultueux de mon âme…, cela ne sert à rien d’ailleurs de s’impatienter, puisque je suis décidé à vivre pour voir éclater mon innocence.

Je sais qu’il faut pour cela du temps, même beaucoup de temps… ; j’attendrai donc comme je te l’ai promis, avec calme et avec dignité, que la vérité se fasse jour ; ma conscience me donnera les forces nécessaires.

Je préparerai mon âme à supporter sans se plaindre le calvaire qui m’attend encore, j’étoufferai les sanglots de mon cœur ulcéré.

J’ai perdu hier pendant quelques instants le sentiment de moi-même ; pense que voilà trois mois que je suis enfermé dans une chambre, en proie aux tortures morales les plus épouvantables que l’on puisse infliger à un homme de cœur ; mais d’un effort violent de tout mon être, je me suis ressaisi.

Ce sont mes nerfs surtout qui sont malades ; mon énergie morale est telle qu’au premier jour.

Mais vous êtes tous unis de volonté, d’intelligence et de dévouement ; j’ai donc la conviction que la lumière se fera tôt ou tard. Je ne démentirai pas vos efforts.

Ne parlons plus de cela.

Que te raconterai-je ? Ma vie journalière, tu la connais ! Je te l’ai décrite jusque dans ses moindres détails. Mes pensées ? elles sont toutes vers toi, vers nos chers enfants, vers nos chères familles.

Encore deux jours à attendre pour te voir et t’embrasser. Comme il est long l’intervalle qui sépare nos entrevues, et comme ces dernières sont courtes ! Je voudrais faire courir le temps quand tu n’es pas là, le faire durer une éternité quand tu es auprès de moi.

Comme tu me donnes du courage pour vivre, ma chérie ; quelle patience je puise dans tes yeux, dans les souvenirs que tu me rappelles, dans mes devoirs vis à vis de nos bons chéris.

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1 heure.

Je reçois à l’instant tes deux chères lettres de mardi. Tu as raison de me parler de nos chéris. Quoique cela m’arrache le cœur chaque fois que je pense à eux, leur gazouillement que tu me répètes réveille cependant en moi d’agréables et de touchants souvenirs. La foi me revient en des jours meilleurs.

Je suis absolument de ton avis quant à l’œuvre que vous poursuivez. Il faut du calme, du temps, de la persévérance pour arriver au but… Je le sais fort bien, j’agirais comme vous si j’étais à votre place, préférant aboutir sûrement plutôt que de tout perdre en agissant sans réflexion… Mais moi, hélas, je suis ici entre quatre murs, inactif, le sang brûlé, et ma façon de voir n’est forcément pas la même que la vôtre.

On m’apprend aussi que deux sœurs viendront me voir à deux heures. Quel bonheur de revoir les siens.
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5 heures.

J’ai vu Louise et Rachel ; j’ai senti leurs cœurs palpiter avec le mien et partager mes souffrances. Leur foi en l’avenir est absolue ; j’espère comme elles.

Quel dévouement je rencontre dans nos merveilleuses familles, chez nos amis ! Cela console, du reste, de l’humanité. Vraiment on ne juge les gens que dans le malheur.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime.

Ton dévoué,

Alfred.

C’est cette bonne Jeanne qui doit changer à vue d’œil. Devient-elle une belle fille comme son frère est un beau garçon ?

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Le 17 janvier 1895.
(Jeudi, 9 heures).

Quel rôle ces maudits nerfs jouent dans la vie humaine !

Pourquoi ne peut-on pas dégager entièrement la personnalité matérielle de la personnalité morale, et faire ainsi que l’influence de l’une ne s’exerce pas sur l’autre ?

Ma personnalité morale est toujours aussi vaillante, aussi forte. Elle est résolue à aller jusqu’au bout, elle est décidée à tout. Il me faut en effet mon honneur qu’on m’a arraché sans que j’aie jamais failli.

Mais ma personnalité matérielle subit de rudes secousses ! Mes nerfs tendus à l’excès depuis près de trois mois me font parfois horriblement souffrir et je n’ai même pas la ressource de l’exercice physique violent pour les dompter. On doit cependant me donner aujourd’hui quelque médicament pour diminuer leur tension.

Ah ! Quand je pense à ceux qui m’ont accusé et fait condamner ! Que les remords les poursuivent et leur fassent endurer les supplices que je supporte moi-même !

Mais parlons d’autre chose.

Comment vas-tu, ma chérie ? Comment vont les enfants ? J’espère que vos santés à tous continuent à être bonnes. Soutiens-toi, tu n’as pas le droit de te laisser abattre. Tu as besoin de tout ton courage et de toute ton énergie, et pour cela il te faut toutes tes forces physiques.

C’est enfin vendredi, demain. Comme ce jour est long à venir ! Heureusement que le temps m’a paru un peu moins long cette fois, car, hier et avant-hier, j’ai entendu parler de toi par les visites que j’ai reçues.

Comment veux-tu que je n’aie pas moi-même confiance quand je sens autour de moi toutes ces amitiés, toutes ces affections, tous ces dévouements, enfin !

Ce dont il faut que je m’arme surtout, c’est de patience.

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2 heures.

On me remet ta lettre d’hier.

Je trouve que je gémis déjà assez par moi-même, sans que tu m’y engages encore. Ah ! Que c’est terrible, l’impuissance, quand on voudrait crier, faire éclater sa complète innocence ! Enfin, tout cela ne sert à rien. — Il faut, comme je ne puis te le répéter assez, comme on a dû te le répéter encore de ma part, chercher sans trêve ni repos.

La volonté est un levier tel, qu’il soulève et brise tous les obstacles.

J’ai reçu hier une bonne lettre de ta sœur, aujourd’hui une lettre de ta mère. Je n’ai, hélas, rien de particulier à leur dire ; ma vie, tu la connais, heure par heure, tu peux la leur décrire aussi complètement que moi-même. Dis à ta mère qu’elle ne craigne rien ; j’ai des faiblesses nerveuses bien compréhensibles ; mais l’âme est toujours là, elle veut la vérité, elle veut son honneur et elle l’aura. Je ne démentirai donc pas vos efforts.

Tôt ou tard, ma chérie, le bonheur nous reviendra, j’en ai l’intime conviction. Le plus dur, c’est la patience qu’il faut avoir ; heureusement pour vous que vous avez un dérivatif puissant, l’action.

À demain, ma chérie, le plaisir de te voir, de causer avec toi, de t’embrasser.

Mille baisers.

Ton dévoué mari,

Alfred.

Bons baisers aux chéris.

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