Lettres d’un voyageur (1869)/11
XI
À GIACOMO MEYERBEER
- Carissimo maestro,
Vous m’avez permis de vous écrire de Genève, et j’ose user de la permission, sachant bien qu’on ne vous accusera jamais de camaraderie avec un pauvre poëte de mon espèce. C’est pourquoi, contre tous les usages reçus, je vous dirai toute mon admiration sans crainte de blesser votre modestie. Je ne suis pas un dispensateur de renommée ; je suis ; en fait d’art, un écolier sans conséquence, et les maîtres peuvent agréer mon enthousiasme en souriant.
Je vous raconterai donc une journée de mon voyage, journée commencée dans une église où je ne pensai qu’à vous, et finie dans un théâtre où je ne parlai que de vous. Pour ne pas vous ennuyer de ma personne, je vous ferai le résumé de ma rêverie et celui de mon entretien.
J’entrai dans le temple protestant et j’écoutai les cantiques, nobles chants, purs et braves hymnes, demi-guerriers, demi-religieux, vestiges sacrés des temps héroïques d’une foi déjà aussi vieille et aussi mourante que la nôtre !
Si je jugeais de la religion protestante par le sermon que j’entendis, et du caractère protestant par les figures effacées qui remplissaient à peine un coin du temple, j’aurais une belle occasion d’accabler de mon mépris superbe et l’idée religieuse, et la forme, et les adeptes du culte ; mais c’est la mode aujourd’hui de le faire, et je m’en garderai, car tout out ce qui est de mode, et de mode littéraire surtout, m’inspire une grande méfiance. Notre pauvre génération a la vue si courte que, par la pensée, elle vit comme par la chair, tout entière dans le temps présent ; elle juge de l’homme de tous les temps par l’homme malade d’aujourd’hui ; elle tranche sur tout, et décide que l’esclavage est la condition naturelle de l’humanité, l’indifférence son éternelle disposition, la faiblesse et l’égoïsme son inévitable organisation, son infirmité nécessaire. Elle ne croit plus ni aux grands hommes ni aux grandes choses, et la raison en est simple.
Pour ceux qui ont arrangé leur vie de manière à rester en dehors des graves puérilités et des pédantesques tracasseries dont se nourrissent aujourd’hui les intelligences, il y a encore bien de l’admiration pour le passé, et à cause de cela bien de l’indulgence pour le présent : car, en voyant ce qui fut hier, on sait ce qui pourrait être demain ; et l’heure qui passe, le siècle où l’on vit, ne prouvent aucune vérité absolue sur le progrès ou la dégénérescence de l’homme.
Les hommes d’actualité (comme on dit maintenant), voyant les temples calvinistes aussi dépeuplés que les temples catholiques, et les protestants faire de leur croyance aussi bon marché que nous de la nôtre, en ont inféré que la réforme avait été, dès sa naissance, la plus plate idée du monde, et la forme religieuse de cette idée la plus pauvre et la plus aride de toutes les formes. Par une réaction fort étrange et que le caprice de la mode peut seul expliquer (car du temps de Benjamin Constant, temps qui n’est pas très-reculé, il y avait de toutes parts éloges et sympathies pour la réforme, aversion et déchaînement contre le catholicisme), toute la génération écrivante et déclamante se rejette dans le sein d’une orthodoxie de fraîche date, singulièrement amalgamée à un incurable athéisme et à de magnifiques dédains pour le christianisme pratique. Des hommes littéraires fort doux, et pénétrés d’horreur pour les sauvages expiations de 93, en sont venus, à ce qu’on m’a dit, jusqu’à rédiger négligemment, entre l’opéra bouffe et le glacier Tortoni, des formules bénignes de la forme de celle-ci : « Le massacre de la Saint-Barthélemy fut tout simplement une grande et sage mesure de haute politique, sans laquelle le trône et l’autel eussent été la proie des factieux. » Pour peu qu’on voie les choses de haut, il n’y a dans le massacre des huguenots ni bourreaux ni victimes, mais une guerre de légitime défense, provoquée par des complots dangereux à la sûreté de l’État, etc., etc.
Les mots factieux et sûreté de l’État ont été admirablement exploités depuis qu’il existe des oppresseurs et des opprimés. Chaque fois qu’une idée de salut a osé germer dans l’âme des uns, les autres se sont constitués les défenseurs de leurs propres avantages et priviléges, dissimulés sous le nom pompeux d’inviolabilité gouvernementale et de sûreté publique. Quand un pouvoir est menacé, il évoque les boutiquiers dont l’émeute a brisé les vitres, et il envoie à l’échafaud les libérateurs de l’intelligence humaine, sous prétexte qu’ils troubleraient le sommeil des vénérables bourgeois de la cité.
Notre génération, qui s’est montrée forte et fière un matin pour chasser les jésuites dans la personne de Charles X, a bien mauvaise grâce, il me semble, à conspuer les courageuses tentatives de la réforme et à insulter dans sa postérité religieuse le grand nom de Luther. Lequel de nous n’a pas été un factieux en 1830 ? La famille de Charles X ne représentait-elle pas aussi la sûreté de l’État ? N’a-t-il pas fallu, pour opérer jusqu’à un certain point et dans un certain sens la réhabilitation de tout un peuple, pour secouer le joug des plus révoltants priviléges et faire faire un pas imperceptible au règne lent, mais inévitable, de la justice populaire ; n’a-t-il pas fallu, dis-je, briser beaucoup de vitres et contrarier beaucoup de dormeurs ? J’espère, au reste, que tous ces mots à l’usage du charlatanisme monarchique ont perdu toute espèce de sens dans les consciences, et que ceux qui s’en servent ne se rencontrent pas sans rire.
J’accorderais beaucoup de raison et de sagesse à nos catholiques nouveau-nés, si, en déclarant, comme ils font, qu’ils proscrivent les méchants prêtres, les moines dissolus, et qu’ils leur attribuent tout le discrédit où est tombée la chère orthodoxie, ils ne réservaient pas des anathèmes encore plus âpres et des mépris encore plus acharnés pour les épurateurs de l’Évangile. Mais leur logique est en défaut quand ils s’attaquent si violemment à la réforme de Luther, eux qui se posent en réformateurs nouveaux, en chrétiens perfectionnés.
Si on rétablissait les couvents et les bénéfices, ils jetteraient des cris affreux et recommenceraient Luther et Calvin, sans daigner s’apercevoir que l’idée n’est pas neuve, et que la route vers une juste réforme a été frayée par des pas plus nobles et plus assurés que les leurs. Je voudrais bien savoir si ces beaux confesseurs de la foi catholique blâment les mesures prises dans l’Assemblée nationale relativement aux biens du clergé ; m’est avis, au contraire, qu’ils s’en trouvent fort bien, et qu’ils ne seraient pas très-contents de voir relever les abbayes et les monastères aux dépens des métairies que leurs parents installèrent, il y a quarante ans, sur les ruines de ces propriétés, si agréablement acquises, si lucrativement exploitées, si bonnes à prendre, en un mot, et si bonnes à garder. S’ils méprisent Luther et Calvin pour avoir fait la guerre aux richesses ecclésiastiques en vue de la perfection chrétienne, et non au profit d’un clergé nouveau, je leur conseille de ne s’en point vanter et de garder leurs biens nationaux, sans insulter la mémoire de ceux qui, les premiers, osant prêcher aux apôtres de Jésus la pauvreté, l’austérité et l’humilité de leur divin maître, préparèrent au clergé catholique ce qui lui est arrivé en France et ce qui lui arrive aujourd’hui en Espagne. L’apparente hypocrisie de ceux qui les attaquent ferait horreur, si leur puérilité, leur engouement pour le premier paradoxe venu, leur nature singeuse et leur absence totale de raisonnement ne faisaient sourire.
M’étant posé ces questions fondamentales, j’entrai sans crainte dans le temple genevois, et j’écoutai avec beaucoup de douceur le prêche d’un monsieur qui avait une bien excellente figure, et dont, à cause de cela, je me réjouis sincèrement d’avoir oublié le nom. Il nous apprit que si l’industrie avait fait des progrès en Suisse, c’est que Genève était protestante (libre à nous de croire que si l’industrie est florissante en France, c’est que nous sommes catholiques). Il nous dit encore que Dieu envoyait toujours des richesses aux hommes pieux, ce qui ne me parut ni très-certain, ni très-conforme à l’esprit de l’Évangile ; puis encore que si l’auditoire manquait de ferveur, le prix des denrées pourrait bien baisser, le commerce aller à la diable, et les bourgeois être forcés de boire du mauvais vin et de fumer du tabac avarié. Je crois même qu’il ajouta que ces belles montagnes et ce beau lac, dont la Providence avait gratifié les protestants de Genève, pourraient bien être supprimés par un décret céleste, si l’on n’était pas plus assidu au service divin. L’auditoire se retira satisfait après avoir chanté des cantiques, et je restai seul dans le temple.
Quand la nef fut vide de ces figures impassibles, sur le front desquelles Lavater n’eût pu écrire que ce seul mot : exactitude ; quand ce pasteur nasillard eut cessé d’y faire entendre ses remontrances paternellement prosaïques, la réforme, cette forte idée sans emblèmes, sans voiles et sans mystérieux ornements, m’apparut dans sa grandeur et dans sa nudité. Cette église sans tabernacle ni sanctuaire, ces vitraux blancs éclairés d’un brillant soleil, ces bancs de bois où trône l’égalité (du moins à l’heure de la prière), ces murs froids et lisses, tout cet aspect d’ordre qui semble établi d’hier dans une église catholique dévastée, théâtre refroidi d’une installation toute militaire, me frappèrent de respect et de tristesse. Çà et là, quelques figures de pélicans et de chimères, vestiges de l’ancien culte, se roulaient comme plaintives et enchaînées autour des chapiteaux de colonnes. Les grandes voûtes n’étaient ni papistes ni huguenotes. Élevées et profondes, elles semblaient faites pour recevoir sous toutes les formes l’aspiration vers le ciel, pour répondre sur tous les rhythmes à la prière et à l’invocation religieuse. De ces dalles, que n’échauffent jamais les genoux du protestant, semblaient sortir des voix graves, des accents d’un triomphe calme et serein, puis des soupirs de mourant et les murmures d’une agonie tranquille, résignée, confiante, sans râle et sans un gémissement. C’était la voix du martyre calviniste, martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous l’orgueil austère et la certitude auguste.
Naturellement, ces chants imaginaires prirent dans mon cerveau la forme du beau cantique de l’opéra des Huguenots ; et tandis que je croyais entendre au dehors les cris furieux et la fusillade serrée des catholiques, une grande figure passa devant mes yeux, une des plus grandes figures dramatiques, une de plus belles personnifications de l’idée religieuse qui aient été produites par les arts dans ce temps-ci, le Marcel de Meyerbeer.
Et je vis debout cette statue d’airain, couverte de buffle, animée par le feu divin que le compositeur a fait descendre en elle. Je la vis, ô maître ! pardonnez à ma présomption, telle qu’elle dut vous apparaître à vous-même quand vous vîntes la chercher à l’heure hardie et vaillante de midi, sous les arcades resplendissantes de quelque temple protestant, vaste et clair comme celui-ci. Ô musicien plus poëte qu’aucun de nous, dans quel repli inconnu de votre âme, dans quel trésor caché de votre intelligence avez-vous trouvé ces traits si nets et si purs, cette conception simple comme l’antique, vraie comme l’histoire, lucide comme la conscience, forte comme la foi ? Vous qui naguère étiez à genoux dans les profondeurs voluptueuses de Saint-Marc, bâtissant sur des proportions plus vastes votre église sicilienne, vous imprégnant de l’encens catholique à l’heure sombre où les flambeaux s’allument et font étinceler les parois d’or et de marbre, vous laissant saisir et ployer par les émotions tendres et terribles du saint lieu ; comment donc, en entrant dans le temple de Luther, avez-vous su évoquer ses austères poésies et ressusciter ses morts héroïques ? — Nous pensions que votre âme était inquiète et timide à la façon de Dante, lorsque, entraîné dans les enfers et dans les cieux par son génie, il s’épouvante ou s’attendrit à chaque pas. Vous aviez surpris les secrets des chœurs invisibles, lorsqu’à l’élévation de l’hostie les anges de mosaïque du Titien agitent leurs grandes ailes noires sur les fonds d’or de la voûte byzantine et planent sur le peuple prosterné. Vous aviez percé le silence impénétrable des tombeaux, et, sous les pavés frémissants des cathédrales, vous aviez entendu la plainte amère des damnés et les menaces des anges de ténèbres. Toutes ces noires et bizarres allégories, vous les aviez saisies dans leur sens profond et dans leur sublime tristesse. Entre l’ange et le démon, entre le ciel et l’enfer fantastiques du moyen âge, vous aviez vu l’homme divisé contre lui-même, partagé entre la chair et l’esprit, entraîné vers les ténèbres de l’abrutissement, mais protégé par l’intelligence vivifiante et sauvé par l’espoir divin. Vous aviez peint ces luttes, ces effrois et ces souffrances, ces promesses et ces enthousiasmes en traits sérieux et touchants, tout en les laissant enveloppés de leurs poétiques symboles. Vous aviez su nous émouvoir et nous troubler avec des personnages chimériques et des situations impossibles. C’est que le cœur de l’homme bat dans l’artiste et porte brûlantes toutes les empreintes de la vie réelle ; c’est que l’art véritable ne fait rien d’insignifiant, et que la plus saine philosophie et les plus douces sympathies humaines président toujours aux plus brillants caprices du génie.
Mais n’était-il pas permis de croire, après cette œuvre catholique de Robert, que toute votre puissance et toute votre inspiration s’étaient allumées dans votre intelligence allemande (c’est-à-dire consciencieuse et savante), sous le ciel de Naples ou de Palerme ? N’êtes-vous pas un homme grave et profond du Nord, fait homme passionné par le climat méridional ? Dans votre abord d’une modestie si touchante, dans votre langage si plein de grâce et de vivacité timide, dans cette espèce de combat que votre enthousiasme d’artiste semble livrer à je ne sais quelle fierté craintive d’homme du monde, je retrouvai tout le charme de votre œuvre, tout le piquant de votre manière. Mais la sublimité du grand moi intérieur voilée par l’usage et la réserve légitime des paroles, je me demandais si vous mèneriez longtemps de front la science et la poésie, l’Allemagne et l’Italie, la pompe du catholicisme et la gravité du protestantisme ; car il y avait déjà du protestantisme dans Bertram, dans cet esprit sombre et révolté qui interrompt parfois ses cris de douleur et de colère, pour railler et mépriser la foi crédule et les vaines cérémonies qui l’entourent. Ce beau contraste du doute audacieux, du courage désespéré, au milieu de ces soupirs mystiques et de ces élans enthousiastes vers les saints et les anges, accusait déjà une réunion de puissances diverses, une vive intelligence de transformation de la pensée et du caractère religieux dans l’homme. On a dit à propos des Huguenots qu’il n’y a pas de musique protestante, non plus que de musique catholique : ce qui équivaut à dire que les cantiques de Luther qu’on chante en Allemagne n’ont pas un caractère différent du chant grégorien de la chapelle Sixtine ; comme si la musique n’était qu’un habile arrangement de sons plus ou moins bien combinés pour flatter l’oreille, et que le rhythme seul approprié à la situation dramatique suffît pour exprimer les sentiments et les passions d’un drame lyrique ! J’avoue que je ne comprends pas, et je me demande si la principale beauté de Guillaume Tell ne consiste pas dans le caractère pastoral helvétique, si admirablement senti et si noblement idéalisé.
Mais il a été émis sur votre compte bien d’autres paradoxes pour l’intelligence desquels je me creuserais vainement la tête. Jusqu’à ce que la lumière se fasse, je reste convaincu qu’il est au pouvoir du plus beau de tous les arts de peindre toutes les nuances du sentiment et toutes les phases de la passion. Sauf la dissertation métaphysique (et pour ma part je n’y ai pas regret), la musique peut tout exprimer. La description des scènes de la nature trouve en elle des couleurs et des lignes idéales, qui ne sont ni exactes ni minutieuses, mais qui n’en sont que plus vaguement et plus délicieusement poétiques. Plus exquise et plus vaste que les beaux paysages en peinture, la symphonie pastorale de Beethoven n’ouvre-t-elle pas à l’imagination des perspectives enchantées, toute une vallée de l’Engaddine ou de la Misnie, tout un paradis terrestre où l’âme s’envole, laissant derrière elle et voyant sans cesse s’ouvrir à son approche des horizons sans limites, des tableaux où l’orage gronde, où l’oiseau chante, où la tempête naît, éclate et s’apaise, où le soleil boit la pluie sur les feuilles, où l’alouette secoue ses ailes humides, où le cœur froissé se répand, où la poitrine oppressée se dilate, où l’esprit et le corps se raniment et, s’identifiant avec la nature, retombent dans un repos délicieux ?
Quand les bruits désordonnés du Pré aux Clercs s’effacent dans le lointain, et que le couvre-feu fait entendre sa phrase mélancolique, traînante comme l’heure, mourante comme la clarté du jour, est-il besoin de la toile peinte en rouge de l’Opéra et de l’escamotage adroit de six quinquets pour que l’esprit se représente l’horizon embrasé qui pâlit peu à peu, les bruits de la ville qui expirent, le sommeil qui déploie ses ailes grises dans le crépuscule, le murmure de la Seine qui reprend son empire à mesure que les chants et les cris humains s’éloignent et se perdent ? — À ce moment de la représentation, j’aime à fermer les yeux, et à voir un ciel beaucoup plus chaud, une cité colorée de teintes beaucoup plus vraies, n’en déplaise à M. Duponchel, que sa belle décoration et le jeu habile de sa lumière décroissante. Que de fois j’ai juré contre le lever du soleil qui accompagne le dernier chœur du second acte de Guillaume Tell ! Ô toile ! ô carton ! ô oripeaux ! ô machines ! qu’avez-vous de commun avec cette magnifique prière où tous les rayons du soleil s’étalent majestueusement, grandissent, flamboient ; où le roi du jour apparaît lui-même dans sa splendeur et semble faire éclater les cimes neigeuses pour sortir de l’horizon à la dernière note du chant sacré ? Mais la musique a sous ce rapport une puissance bien plus grande encore. Il n’est pas besoin d’une mélodie complète ; il ne faut que des modulations pour faire passer des nuées sombres sur la face d’Hélios et pour balayer l’azur du ciel, pour soulever le volcan et faire rugir les cyclopes au sein de la terre, pour ramener la brise humide et la faire courir sur les arbres flétris d’épouvante. Alice paraît, le temps est serein, la nature chante ses harmonies sauvages et primitives. Tout à coup les sorcières roulent sous ses pas les anneaux de leur danse effrénée. Le sol s’ébranle, les gazons se dessèchent, le feu souterrain émane de tous les pores de la terre gémissante, l’air s’obscurcit, et des lueurs sinistres éclairent les rochers. — Mais la ronde du sabbat s’enfonce dans les cavernes inaccessibles, la nature se ranime, le ciel s’épure, l’air fraîchit, le ruisseau reprend son cours suspendu par la terreur ; Alice s’agenouille et prie.
À ce propos, et malgré la longueur de cette digression, il faut, maître, que je vous raconte un fait puéril qui m’est tout personnel, mais dont je me suis toujours promis de vous témoigner ma reconnaissance. Il y a deux ans, j’allai, au milieu de l’hiver, passer à la campagne deux des plus tristes mois de ma vie. J’avais le spleen, et dans mes accès je n’étais pas très-loin de la folie. Il y avait alors dans mon cœur toutes les furies, tous les démons, tous les serpents, toutes les chaînes brisées et traînantes de votre sabbat. Quand ces crises, suivant la marche connue de toutes les maladies, commençaient à s’éclaircir, j’avais un moyen infaillible de hâter la transition et d’arriver au calme en peu d’instants. C’était de faire asseoir au piano mon neveu, beau jeune homme tout rose, tout frisé, tout sérieux, plein d’une tendre majesté monacale, doué d’un front impassible et d’une santé inaltérable. À un signe qu’il comprenait, il jouait ma chère modulation d’Alice au pied de la croix, image si parfaite et si charmante de la situation de mon âme, de la fin de mon orage et du retour de mon espérance. Que de consolations poétiques et religieuses sont tombées comme une sainte rosée de ces notes suaves et pénétrantes ! Le pinson de mon lilas blanc oubliait aussi le froid de l’hiver, et, rêvant de printemps et d’amour, se mettait à chanter comme au mois de mai. L’hémérocale s’entr’ouvrait sur la cheminée, et, dépliant ses pétales de soie, laissait échapper sur ma tête, au dernier accord, son parfum virginal. Alors la pastille d’aloès s’enflammait dans la pipe turque, l’âtre envoyait une grande lueur blanche, et mon neveu, patient comme une machine à vapeur, dévoué comme un fils, recommençait vingt fois de suite cette phrase adorable, jusqu’à ce qu’il eût vu son cher oncle jeter par terre les douze aunes de molleton qui l’enveloppaient et hasarder les pas les plus gracieux au milieu de la chambre en faisant sauter son bonnet au plafond et en éternuant pendant vingt minutes. Comment ne vous bénirais-je pas, mon cher maître, qui m’avez guéri tant de fois mieux qu’un médecin, car ce fut sans me faire souffrir et sans me demander d’argent ! et comment croirais-je que la musique est un art de pur agrément et de simple spéculation, quand je me souviens d’avoir été plus touché de ses effets et plus convaincu par son éloquence que par tous mes livres de philosophie ?
Pour en revenir à l’apparition des Huguenots, je vous confesse que je n’attendais pas une œuvre si intelligente et si forte et que je me fusse contenté de moins. Je ne pressentais pas tout le parti que vous pouviez et que vous deviez tirer du sujet, c’est-à-dire de l’idée du sujet, car quel sujet vous eût embarrassé après le poëme apocalyptique de Robert ? Néanmoins j’avais tant aimé Robert que je ne me flattais pas d’aimer davantage votre nouvelle œuvre. J’allai donc voir les Huguenots avec une sorte de tristesse et d’inquiétude, non pour vous, mais pour moi ; je savais que, quels que fussent le poëme et le sujet, vous trouveriez, dans votre science d’instrumentation et dans votre habileté, des ressources ingénieuses et les moyens de gouverner le public, de mater les récalcitrants et d’endormir les cerbères de la critique en leur jetant tous vos gâteaux dorés, tous vos grands effets d’orchestre, toutes les richesses d’harmonie dont vous possédez les mines inépuisables. Je n’étais pas en peine de votre succès ; je savais que les hommes comme vous imposent tout ce qu’ils veulent, et que, quand l’inspiration leur échappe, la science y supplée. Mais pour les poëtes, pour ces êtres incomplets et maladifs, qui ne savent rien, qui étudient bien peu de chose, mais qui pressentent et devinent presque tout, il est difficile de les tromper, et de l’autel où le feu sacré n’est pas descendu nulle chaleur n’émane. Quelle fut ma joie quand je me sentis ému et touché par cette histoire palpitante, par ces caractères vrais et sans allégories, autant que j’avais été troublé et agité par les luttes symboliques de Robert ! — Je n’eus ni le loisir ni le sang-froid d’examiner le poëme. J’ai un peu ri du style en le lisant plus tard ; mais je comprends la difficulté d’écrire pour le chant, et d’ailleurs je sais le meilleur gré du monde à M. Scribe (si toutefois ce n’est pas vous qui lui avez fourni le sujet et les principales situations) de vous avoir jeté brusquement dans une arène nouvelle, dans d’autres temps, dans un autre pays, dans une autre religion surtout. Vous aviez donné la preuve d’une haute puissance pour le développement du sentiment religieux ; ce fut une excellente idée à lui (je suppose toujours que vous ne la lui avez pas donnée) de vous fournir une forme religieuse qui ne fût pas la même, et qui ne vous contraignît pas à faire abus de vos ressources.
Mais dites-nous comment, avec une trentaine de versiculets insignifiants, vous savez dessiner de telles individualités, et créer des personnages de premier ordre là où l’auteur du libretto n’a mis que des accessoires ? Ce vieux serviteur rude, intolérant, fidèle à l’amitié comme à Dieu, cruel à la guerre, méfiant, inquiet, fanatique de sang-froid, puis sublime de calme et de joie à l’heure du martyre, n’est-ce pas le type luthérien dans toute l’étendue du sens poétique, dans toute l’acception du vrai idéal, du réel artistique, c’est-à-dire de la perfection possible ? Cette grande belle fille brune, courageuse, entreprenante, exaltée, méprisant le soin de son bonheur comme celui de sa vie, et passant du fanatisme catholique à la sérénité du martyre protestant, n’est-ce pas aussi une figure généreuse et forte, digne de prendre place à côté de Marcel ! Nevers, ce beau jeune homme en satin blanc, qui a, je crois, quatre paroles à dire dans le libretto, vous avez su lui donner une physionomie gracieuse, élégante, chevaleresque, une nature qu’on chérit malgré son impertinence, et qui parle avec une mélancolie adorable des nombreux désespoirs des dames de la cour à propos de son mariage.
Excepté dans les deux derniers actes, le rôle de Raoul, malgré votre habileté, ne peut soulever la niaiserie étourdie dont l’a accablé M. Scribe. La vive sensibilité et l’intelligence rare de Nourrit luttent en vain contre cette conduite de hanneton sentimental, véritable victime à situations, comme nous disons en style de romancier. Mais comme il se relève au troisième acte ! comme il tire parti d’une scène que des puritanismes, d’ailleurs estimables, ont incriminée un peu légèrement, et que, pour moi qui n’entends malice ni à l’évanouissement ni au sofa de théâtre, je trouve très-pathétique, très-lugubre, très-effrayante, et nullement anacréontique ! Quel duo ! quel dialogue ! maître, comme vous savez pleurer, prier, frémir et vaincre à la place de M. Scribe ! Ô maître ! vous êtes un grand poëte dramatique et un grand faiseur de romans. J’abandonne votre petit page à la critique, il ne peut triompher de l’ingratitude de sa position ; mais je défends envers et contre tous le dernier trio, scène inimitable, qui est coupée et brisée, parce que la situation l’exige, parce que la vérité dramatique vous cause quelque souci, à vous ; parce que vous n’admettez pas qu’il y ait de la musique de musicien et de la musique de littérateur, mais bien une musique de passion vraie et d’action vraisemblable, où le charme de la mélodie ne doit pas lutter contre la situation et faire chanter la cavatine en règle, avec coda consacrée et trait inévitable, au héros qui tombe percé de coups sur l’arène.
Il serait bien temps, je pense, d’assujettir l’art au joug du sens commun, et de ne pas faire dire au spectateur naïf : — Comment ces gens-là peuvent-ils chanter dans une position si affreuse ? — Il faudrait que le chant fût alors un véritable pianto, et qu’on daignât s’affranchir de la forme rebattue, au point de séduire l’esprit le plus simple et de faire naître en lui autre chose que des attendrissements de convention. Vous avez prouvé qu’on le pouvait, et quand Rossini l’a voulu, il l’a prouvé aussi.
Permettez-moi cependant ici de vous exprimer un vœu. C’est beaucoup d’insolence de ma part, et je hais l’insolence sous toutes ses formes et dans toutes ses prétentions. N’imaginez donc pas, je vous en supplie, que je songe à vous donner un conseil. Mais quelquefois, vous savez, un ignorant a une bonne idée dont l’artiste fait son profit, de même qu’il tire ses conceptions les plus hardies des impressions les plus naïves et les moins prévues, la splendeur des temples, de la sauvage attitude des forêts ; les mélodies pleines et savantes, de quelques sons champêtres, de quelque brise entrecoupée, de quelque murmure des eaux. Voici donc ce qui me tourmente. Pourquoi cette forme consacrée, pourquoi cette coda, espèce de cadre uniforme et lourd ? pourquoi ce trait, équivalent de la pirouette périlleuse du danseur ? pourquoi cette habitude de faire passer la voix, vers la fin de tous les morceaux de chant, par les notes les plus élevées ou les plus basses du gosier ? pourquoi toutes ces formes rebattues et monotones qui détruisent l’effet des plus belles phrases ? Ne viendra-t-il pas un temps où le public s’en lassera, et reconnaîtra que l’action morale (qui est, quoi qu’on en dise, inséparable du mouvement lyrique) est interrompue à chaque instant par cette ritournelle inévitable ; que toute grâce, toute naïveté, toute fraîcheur est souillée ou effacée par cette baguette rigide, par cette formule inintelligente et triviale, dont on n’ose pas la dégager ? Listz compare cette formule au « J’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur, » qu’on place au bas de toutes les lettres de cérémonie, dans l’acception la plus fausse et la plus absurde, comme dans la plus juste et la mieux sentie. Il paraît que le vulgaire chérit encore ce vieil usage, et ne croit pas qu’il y ait scène terminée là où il n’y a pas quatre ou huit mesures banales de psalmodie grossière, qui ne sont ni mélodie, ni harmonie, ni chant, ni récitatif. Dans cette situation ridicule, l’intérêt demeure suspendu ; les acteurs, forcés à une attitude de plus en plus théâtrale, s’égosillent et deviennent forcenés en répétant les paroles de leur froid transport que ne soutient plus la mélodie. L’effet souverain de la passion ou de l’émotion, commandé par tout ce qui précède, se perd et s’anéantit sous cette formule, comme si, au milieu d’une scène tragique, les personnages, tout animés par leur situation, se mettaient à saluer profondément le public à plusieurs reprises.
Vous ne vous êtes pas encore tout à fait affranchi à cet égard de l’ignorance d’un public grossier et des exigences des chanteurs inintelligents. Vous ne le pouviez pas, je pense. Peut-être même n’avez-vous fait accepter vos plus belles idées qu’à la faveur du remplissage obligé des formules. Mais à présent ne pouvez-vous pas former votre auditoire, lui imposer vos volontés, le contraindre à se passer de lisières, et lui révéler une pureté de goût qu’il ignore, et que nul n’a encore pu proclamer franchement ? Ces immenses succès, ces bruyantes victoires remportées sur lui, vous donnent des droits ; elles vous imposent peut-être aussi des devoirs, car au-dessus de la faveur populaire et de la gloire humaine, il y a le culte de l’art et la foi de l’artiste. Vous êtes l’homme du présent, maître, soyez aussi l’homme de l’avenir… Et si mon idée est folle, ma demande inconvenante, prenez que je n’ai rien dit.
Maintenant que je suis en train de rêver, je rêve pour vous un poëme qui vous transporterait en plein paganisme : les Euménides, cet effrayant opéra, tout fait, d’Eschyle ; ou la mort d’Orphée, si terrible et si naïve à faire quand on est associé à un homme comme vous, qui n’a besoin que d’un canevas de gaze pour broder un voile d’or et de pierreries. Si je savais coudre deux rimes l’une à l’autre, mon maître, j’irais vous prier de me dicter toutes les scènes, et je serais fier de vous voir aborder des mélodies grecques plus pleines, plus complètes, plus simples d’accompagnement peut-être que vos précédents sujets ne l’ont exigé. Je vous verrais faire ce dont on semble vous défier, et répondre, comme font les grands artistes, à des menaces par des victoires. Mais tant de bonheur ne me sera pas donné : je ne sais pas la prose, comment saurais-je les vers ? — Quant à mon sujet grec, vous savez mieux que moi ce qu’il vous convient de faire ; mais quelque jour il vous tentera, je gage.
Maître, je ne suis pas un savant, j’ai la voix fausse et ne sais jouer d’aucun instrument. Pardonnez-moi si je ne parle pas la langue technique des aristarques. Quand même je serais dilettante éclairé, je n’éplucherais pas vos chefs-d’œuvre pour tâcher d’y découvrir quelque tache légère qui me donnât occasion de montrer les puérilités de ma science : je ne saurais chercher si votre inspiration vient de la tête ou du cœur, étrange distinction qui ne signifie absolument rien, éternel reproche que la critique adresse aux artistes ; comme si le même sang ne battait pas sous le sein et dans la tempe ; comme si, en supposant qu’il y a deux régions distinctes dans l’homme pour recevoir le feu sacré, la chaleur qui monte des entrailles au cerveau et celle qui descend du cerveau aux entrailles ne produisaient pas dans l’art et dans la poésie absolument les mêmes effets ! Si l’on disait que vous êtes bilioso-nerveux, et que votre travail s’opère lentement, avec moins de rapidité peut-être, mais aussi avec plus de perfection que chez les sanguins et les pléthoriques, je comprendrais à peu près ce qu’on veut dire, et je trouverais fort simple que vous n’eussiez pas tous les tempéraments à la fois ; mais que m’importe qu’il y ait sur votre clavecin une carafe d’eau pure et cristalline, au lieu d’un brûlant flacon de vin de Chypre, et réciproquement, si l’un vous inspire ce que l’autre n’inspire pas à autrui ? Quelle fureur pédagogique tourmente ces pauvres appréciateurs littéraires, occupés sans cesse à se méfier de leurs sympathies, et à se demander si par hasard la Vénus de Milo n’aurait pas été faite de la main gauche, au lieu de l’être de la main droite ? À voir tout le mal que des hommes de talent se donnent pour percer le mystère des ateliers et pénétrer dans le secret des veilles et des rêveries de l’artiste, on est saisi de chagrin, et on regrette de voir cette famille d’intelligences, fécondes sans doute, s’appauvrir et se stériliser de tout son pouvoir, afin d’arriver à ce qu’elle appelle la clairvoyance et l’impartialité.
Sans doute il est bon et nécessaire que des hommes de goût impriment au vulgaire une bonne direction et fassent son éducation. Mais on sait comme le plus noble métier endurcit rapidement celui qui l’exerce exclusivement comme le chirurgien s’habitue à jouer avec la souffrance, avec la vie et la mort ; comme le juge se systématise aisément, et, partant d’inductions sages, arrive à prendre trop de confiance dans sa méfiance, et à ne plus voir la vérité que sous des faces arbitraires. Ainsi procède le critique : consciencieux d’abord, il en vient peu à peu à un casuisme méticuleux, et il finit par ne plus rien sentir à force de tout raisonner. Quand on ne sent plus, le raisonnement devient spécieux, et l’appréciation un travail de plus en plus ingrat, pénible, dirai-je impossible ? À la fin d’un repas où l’on a fait excès de tout, les meilleurs mets perdent leur saveur, et le palais blasé ne distingue plus la fraîcheur des fruits du feu des épices. L’homme qui veut goûter et approfondir toutes les jouissances de la vie en vient un jour à ne plus dormir sur l’édredon et à s’imaginer que son premier lit de fougère fut plus chaud et plus moelleux. Erreur déplorable en fait d’art, mais inévitable condition de la nature humaine ! On vit les premiers essais d’un jeune talent, on les traita peut-être avec plus d’indulgence et d’affection qu’ils ne méritaient. On était jeune soi-même. Mais à juger ceux qui produisent, on vieillit plus vite qu’à produire. Quand on regarde la vie comme un éternel spectacle auquel on dédaigne ou craint de prendre part, on s’ennuie bien vite de l’acteur, parce qu’on s’ennuie de soi. On suit les progrès de l’artiste ; mais, à mesure qu’il acquiert, on perd par l’inaction, à son propre insu, le feu sacré qu’il dérobe au dieu du labeur ; et le jour où il présente son chef-d’œuvre, on ne le goûte plus ; on se reporte avec regret au premier jour d’émotion qu’il vous donna ; jour perdu et enfoui à jamais dans les richesses du passé, émotion chère et précieuse qu’on pleure et qu’on ne retrouvera pas. L’artiste est devenu Prométhée ; mais l’homme d’argile s’est pétrifié et reste inerte sous le souffle divin. On prononce que l’artiste est dégénéré, et on croit ne pas mentir !
Ceci est l’histoire du public en fait d’art, et des générations en fait d’action politique ; mais cette histoire est résumée d’une manière effrayante dans la courte existence morale de l’infortuné qui s’adonne à la critique. Il vit son siècle dans l’espace de quelques années ; sa barbe est à peine poussée, et déjà son front est dévasté par l’ennui, la fatigue et le dégoût. Il eût pu prendre une place honorable ou brillante au milieu des artistes féconds ; il n’en a plus la force, il ne croit plus à rien, et à lui-même moins qu’à toute autre chose.
Quand on jette les yeux, dans un jour de courage et de curiosité, sur les trente ou quarante jugements littéraires qui s’impriment le lendemain de l’apparition d’une bluette quelconque, on s’étonne de tant d’esprit, de tant de doctes raisonnements, de tant d’ingénieux parallèles, de tant de dissertations subtiles, écrits pour la plupart d’un style riche, orné, éblouissant ; et on s’afflige de voir ces trésors qui, en d’autres temps, eussent défrayé toute une année, répandus pêle-mêle aux pieds d’un public insouciant qui les regarde à peine, et qui fait bien ; car, à supposer qu’il découvrît la vérité à travers ce kaléidoscope d’idées et de sentiments contradictoires, cette vérité serait si futile, si rebattue, si facile à exprimer en trois lignes, qu’il aurait perdu sa journée à tailler un chêne pour avoir une allumette. L’homme de bon sens examine donc lui-même l’objet de la discussion, le juge selon son impulsion naturelle, et s’inquiète fort peu de savoir si la critique accorde à l’auteur un millimètre ou un mètre de gloire.
Et ce n’est pas que je méprise la critique par elle-même ; je l’estime et la respecte si bien dans son but et dans ses effets possibles et désirables, que je m’afflige de la voir sortie de sa route et devenue plus nuisible qu’utile aux artistes, plus amusante qu’instructive pour un public oisif, indifférent et moqueur. Je veux croire les hommes qui l’exercent pleins de loyauté et possédés d’une seule passion, l’amour du beau et du vrai. Eh bien ! je déplore que l’organisation de ce corps utile et respectable soit si mauvaise que son action devienne impossible, pour ne pas dire funeste, et que sa considération tombe chaque jour sous les lazzis et les soupçons de la foule ignorante. Voici quelle serait mon utopie si j’avais à chercher un remède à tant d’abus et de confusion.
D’abord je voudrais que le nombre des gens qui font de la critique fût beaucoup plus étendu, en même temps que le nombre des articles de critique qui paraîtraient serait fort restreint. Je voudrais qu’on ne fît pas de la critique un métier, et qu’il n’y eût pas de la critique tous les jours et à propos de tout. Puisque le public veut des journaux, que les colonnes des journaux sont les chaires d’éloquence assignées à certains professeurs d’esthétique, je voudrais que chaque journal eût son jury, où des hommes compétents seraient choisis selon les opinions et l’esprit du journal, et appelés à prononcer sur les œuvres de quelque importance ; je voudrais qu’une foule d’enfants sans savoir, sans goût et sans expérience, ne fût pas admise à juger les doyens de l’art, à faire ou à empêcher de naissantes réputations, sur la seule recommandation d’un style aisé, d’une rédaction abondante et facile, d’un esprit ingénieux et plaisant. Je voudrais que nul n’osât exercer la critique comme une profession, mais que tout homme de talent et de savoir en remplît le sérieux et noble exercice comme un devoir, et par amour des lettres, sauf à en tirer un honnête bénéfice dans l’occasion, puisqu’il est permis même au prêtre de vivre de l’autel.
Je ne suis pas de ceux qui pensent que les artistes seuls doivent juger les artistes. Je crois au contraire que généralement c’est une assez mauvaise épreuve, et que les journaux deviendraient bien vite, entre les mains de rivaux de même profession, le théâtre de combats sans dignité, sans retenue, où, la passion s’exprimant toujours, on approcherait moins que jamais de la vérité. Le rôle du critique demanderait, certes, des connaissances spéciales, de plus un coup d’œil calme et désintéressé, et il est bien difficile que ce calme et ce désintéressement soient l’apanage de quiconque sent sa destinée dans les mains du public. Sans exclure donc certains artistes dont l’expérience, la position faite ou le caractère exceptionnel donneraient des garanties suffisantes, j’accorderais peu de moyens de gouverner l’opinion à ceux qui ont personnellement et exclusivement besoin de l’opinion.
Et si cette foule de jeunes beaux-esprits qui vit du feuilleton se plaignait de n’avoir plus de moyens de publicité ou d’occasion de développement, je lui dirais : « Rendez grâces à des mesures qui vous forcent à travailler et à produire ; vous faisiez un métier d’eunuques et d’esclaves ; vous étiez condamnés à baigner, à déshabiller et à rhabiller sans cesse, à promener dans les rues les enfants des riches ; soyez pères à votre tour. Que vos enfants soient beaux ou difformes, forts ou malingres, vous les aimerez, car ils seront à vous. Votre vie de haine et de pitié se changera en une vie d’amour et d’espérance. Vous ne serez peut-être pas tous de grands hommes, mais du moins vous serez hommes, et vous ne l’êtes pas. »
Et si, pour être plus réfléchis et plus judicieux, les arrêts de la critique devenaient plus rares (ce qui serait inévitable), si les entrepreneurs de journaux se plaignaient du vide de leurs colonnes, le public de l’absence de feuilleton, pourquoi n’offrirait-on pas précisément ces pages blanches, hélas ! si désirées et si difficiles à aborder, à tous ces talents inconnus et modestes qui répugnent à faire de la critique sans expérience, et qui cherchent vainement les moyens de percer l’obscurité où ils s’éteignent, faute d’un éditeur qui les devine et qui leur prête son papier et ses caractères gratis ? Pourquoi tous ces jeunes feuilletonistes, que l’on force à se tenir, comme des pompiers ou des exempts de police, à toutes les représentations nouvelles, et à écrire gravement toute la nuit sur les plus ignobles pasquinades des petits théâtres, (sauf à citer le déluge à propos d’un chapon), ne seraient-ils pas appelés à publier quotidiennement ces poëmes et ces romans qui dorment dans le portefeuille ou qui sommeillent dans le cerveau, étouffés par les nécessités d’un métier abrutissant[G] ? Pauvres enfants jeunes lévites de l’art, flétris dans la fleur de votre talent par les exigences scandaleuses de la presse, vous qui eussiez été avec joie, avec douceur, avec amour, et avec profit surtout, les disciples des grands maîtres, ne craignez pas que je vous condamne sans pitié, et que je méconnaisse ce qu’il y eut, ce qu’il y a peut-être encore de grand et de pur en vous ! Je sais vos secrets, je connais vos déboires, j’ai soulevé la coupe de vos douleurs ! Je sais que plus d’un parmi vous, assis la nuit dans sa mansarde froide et misérable, forcé d’avoir le lendemain (ce qui équivaut aujourd’hui au pain des artistes d’autrefois) un habit propre et des gants neufs, à laissé tomber son visage baigné de larmes sur les pages de quelque beau livre nouveau que la haine ou l’envie lui avait prescrit d’injurier, et que ses profondes sympathies le forçaient se jeter loin de lui afin de pouvoir condamner l’artiste sans l’entendre. Pitié à vous qui avez été forcés de rougir de vous-mêmes ! Honte et malheur à vous qui vous êtes habitués à ne plus rougir !
Mais pourquoi, maître, vous ai-je entretenu si longtemps de la critique française ? Vous êtes placé trop haut pour vous occuper d’elle à ce point, et peut-être ignorez-vous seulement qu’elle ait tâché de disputer au public européen les palmes qu’il vous tend de toutes parts ? Loin de moi la pensée grossière de vous consoler de quelques injustices que vous avez dû accepter avec l’humanité souriante d’un conquérant, pour peu qu’elles aient frappé votre oreille. Je ne sais pas si les hommes comme vous sont aussi modestes que leur gracieux accueil et leur exquise politesse le donnent à penser ; mais je sais que la conscience de leur force leur inspire une haute sagesse. Ils vivent avec le dieu, et non avec les hommes ; ils sont bons, parce qu’ils sont grands.
Vous souvenez-vous, maître, qu’un soir j’eus l’honneur de vous rencontrer à un concert de Berlioz ? Nous étions fort mal placés, car Berlioz n’est rien moins que galant dans l’envoi de ses billets ; mais ce fut une vraie fortune pour moi que d’être jeté là par la foule et le hasard. On joua la Marche au supplice. Je n’oublierai jamais votre serrement de main sympathique et l’effusion de sensibilité avec laquelle cette main chargée de couronnes applaudit le grand artiste méconnu qui lutte avec héroïsme contre son public ingrat et son âpre destinée ; vous eussiez voulu partager avec lui vos trophées, et je m’en allai les yeux tout baignés de larmes, sans trop savoir pourquoi, car quelle merveille que vous soyez ainsi ?