Lettres d’un voyageur (1869)/12

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(p. 335-344).

XII

À M. NISARD


Monsieur,

Il y a bien peu de critiques qui vaillent la peine qu’on accepte ce qu’elles ont de louangeur ou qu’on rétorque ce qu’elles ont d’erroné. Si je reçois avec reconnaissance ce que la vôtre a de bienveillant, et si j’essaie de combattre ce qu’elle a de sévère, c’est que j’y trouve, en même temps que le talent et la lumière, un grand fonds de tolérance et de bonne foi.

S’il ne s’agissait pour moi que de vanité satisfaite, je n’aurais que des remercîments à vous offrir ; car vous accordez à la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d’éloges qu’elle n’en mérite. Mais, plus je suis touché de votre suffrage, plus il m’est impossible d’accepter votre blâme à certains égards, et c’est pour m’en disculper que je commets (bien malgré moi, et contrairement à mes habitudes) l’impertinence de parler de moi à quelqu’un dont je n’ai pas l’honneur d’être connu.

Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d’en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l’institution sociale, et où je ne sache pas qu’il en soit dit un mot. Lélia pourrait aussi répondre, entre tous mes essais, au reproche que vous m’adressez de vouloir réhabiliter l’égoïsme des sens, et de faire la métaphysique de la matière. Indiana, ne m’a pas semblé non plus, lorsque je l’écrivais, pouvoir être une apologie de l’adultère. Je crois que dans ce roman (où il n’y a pas d’adultère commis, s’il m’en souvient bien), l’amant (ce roi de mes livres, comme vous l’appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari. Le Secrétaire intime a pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidélité conjugale. André n’est ni contre le mariage, ni pour l’amour adultère. Simon se termine par l’hyménée, ni plus ni moins qu’un conte de Perrault ou de madame d’Aulnoy ; et enfin dans Valentine, dont le dénoûment n’est ni neuf ni habile, j’en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d’un bonheur qu’elle n’a pas su attendre. Dans Leoni, la question du mariage n’est pas plus en jeu que dans Manon Lescaut, dont j’ai essayé, dans un but tout artistique, de faire une sorte de pendant, et où certes l’amour effréné pour un indigne objet, la servitude qu’un être corrompu dans sa force impose à un être aveugle dans sa faiblesse, n’est pas présenté dans ses résultats sous des couleurs plus engageantes que dans le roman inimitable de l’abbé Prévost. Reste donc Jacques, le seul qui ait été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention, et c’est, à coup sûr, plus qu’aucune production de moi ne mérite encore de la part d’un homme grave.

Il est bien possible qu’en effet Jacques prouve tout ce que vous y avez trouvé d’hostile à l’ordre domestique. Il est vrai qu’on y a trouvé tout le contraire aussi, et que l’on a pu avoir également raison. Quand un livre, si futile qu’il soit, ne prouve pas clairement, uniquement, sans contestation et sans réplique, ce qu’il veut prouver, c’est la faute du livre, mais non pas toujours celle de l’auteur. Comme artiste, il a péché grossièrement ; sa main sans expérience et sans mesure a trompé sa pensée ; mais comme homme, il n’a pas eu l’intention de mystifier le public ou d’altérer les principes de l’éternelle vérité.

On raconte à Florence et à Milan beaucoup d’anecdotes vraies ou fausses sur l’immortel Benvenuto Cellini. On m’a dit qu’il lui arrivait souvent d’entreprendre un vase et d’en dessiner la forme et les proportions avec soin ; mais quand il en était à l’exécution, il lui arrivait de se passionner si singulièrement pour certaine figure ou pour certain feston, qu’il se laissait entraîner à grandir l’une pour la poétiser, et à déplacer l’autre pour lui donner une courbe plus gracieuse. Alors, emporté par l’amour du détail, il oubliait l’œuvre pour l’ornement, et, s’apercevant trop tard de l’impossibilité de revenir à son premier dessein, au lieu d’une coupe qu’il avait commencée, il produisait un trépied ; au lieu d’une aiguière, une lampe ; au lieu d’un Christ, une poignée d’épée. Ainsi, en se contentant lui-même, il mécontentait ceux à qui son travail était destiné.

Tant que Cellini fut dans la force de son génie, cet emportement fut une qualité de plus, chaque œuvre de sa main fut complète et irréprochable dans son genre ; mais quand la persécution, le désordre de sa vie, le cachot, les voyages et la misère l’eurent éprouvé, sa main moins ferme et son inspiration moins prompte produisirent des ouvrages d’un fini merveilleux dans les détails et d’une maladresse inconcevable dans l’ensemble. La coupe, le trépied, l’aiguière et la poignée d’épée se rencontrèrent dans son cerveau, se firent la guerre, se réunirent, et enfin trouvèrent place tous ensemble dans des compositions sans forme et sans usage, comme sans logique et sans unité. Ce que l’on attribue au grand Benvenuto, dans la décrépitude de son génie, arrive tous les jours au talent incomplet qui n’a pas encore atteint sa virilité, et qui peut-être, hélas ! ne sortira jamais de son enfance. C’est ce qui m’est arrivé en écrivant Jacques ; et, sans doute, tous mes autres récits se ressentent de cette hâte d’ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s’amuser aux moyens.

Ce n’est donc pas au lecteur qui m’a si favorablement et si durement jugé, que j’en appelle de ses propres arrêts ; c’est à l’artiste dont le talent a eu sans doute aussi ses jours de jeunesse et ses heures de tentation. Celui-là devrait être très-retenu en fait de conclusions, et savoir que ce qu’il y a de plus difficile au monde, ce que l’on peut appeler le triomphe et le couronnement de la volonté, c’est de dire ce qu’on veut dire et de faire ce qu’on veut faire.

C’était donc bien plus à la main-d’œuvre qu’à l’intention que vous eussiez dû vous en prendre de ce qui blesse la raison dans mes livres. Il ne fallait peut-être pas m’attribuer aussi résolument un but antisocial ; il ne fallait certainement pas non plus me croire aussi ingénieux, aussi savant et aussi ferme dans mon procédé de fabrication. En un mot, le talent est peut-être beaucoup au-dessous et la conscience beaucoup au-dessus de ce que vous avez imaginé de moi. La vie des trois quarts des artistes se consume à produire les parties incomplètes d’un tout qui reste et meurt à jamais enfoui dans le sanctuaire de leur pensée.

Ce que j’accepte pour complétement vrai dans votre jugement, le voici :

« La ruine des maris, ou tout au moins leur impopularité, tel a été le but des ouvrages de George Sand. »

Oui, monsieur, la ruine des maris, tel eût été l’objet de mon ambition, si je me fusse senti la force d’être un réformateur ; mais si j’ai mal réussi à me faire comprendre, c’est que je n’ai pas eu cette force, et qu’il y a en moi plus de la nature du poëte que de celle du législateur. Vous voudrez bien faire droit, j’espère, à cette humble réclamation.

Je m’imaginais toutefois que le roman est, comme la comédie, une école de mœurs, où les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps sont le domaine d’une censure susceptible de prendre toutes les formes. Il m’est arrivé souvent d’écrire lois sociales à la place des mots italiques ci-dessus, et je n’ai pas songé un seul instant qu’il y eût du danger à le faire. Qui pouvait me supposer l’intention de refaire les lois du pays ? En vérité, j’ai été bien étonné lorsque quelques saint-simoniens, philanthropes consciencieux, chercheurs estimables et sincères de la vérité, m’ont demandé ce que je mettrais à la place des maris. Je leur ai répondu naïvement que c’était le mariage, de même qu’à la place des prêtres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c’est la religion qu’il faut mettre.

Il est vrai que j’ai peut-être fait une grande faute contre le langage lorsque, parlant des abus, des ridicules, des préjugés et des vices de la société, je me suis exprimé collectivement et que j’ai dit la société. J’ai eu tort aussi de dire souvent le mariage au lieu des personnes mariées. Tous ceux qui me connaissent peu ou prou ne s’y sont pas mépris, parce qu’ils savent que je n’ai jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle. Je pensais que le public s’occuperait si peu de mon individu qu’il ne viendrait à l’esprit de personne d’incriminer l’emploi des mots et d’exercer sur la vie d’un pauvre poëte, jusqu’au fond de sa mansarde, une sorte d’inquisition pour le forcer à justifier ses actions, ses pensées et ses croyances, à décliner le sens exact d’expressions plus ou moins vagues, mais toujours placées peut-être de manière à s’expliquer de soi-même. Il est possible que le public n’ait pas eu en cela un rôle bien grave, et que la partie virile, soi-disant outragée, se soit livrée à un peu de commérage puéril sur un sujet peu digne d’un si triste honneur. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai eu tort de n’être pas parfaitement clair, précis, logique et correct. Hélas ! monsieur, je me reproche tous les jours un tort bien grave, c’est de n’être ni Bossuet ni Montesquieu ; mais je n’ai pas trop l’espoir de m’en corriger, je vous le confesse.

Un autre reproche sérieux que vous m’adressez est celui-ci : « Il serait peut-être plus héroïque, à qui n’a pas eu le bon lot, de ne pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d’un cas privé une question sociale, » etc.

Tout ce paragraphe est noblement pensé et noblement écrit. Ce n’est pas le sentiment exprimé là qui me trouvera rebelle. Je mets la patience et l’abnégation au-dessus de tout, et je ne réponds rien à ce qui peut me concerner personnellement dans ce reproche. Si j’écrivais à un prêtre, peut-être le récit d’une confession générale entraînerait-il victorieusement l’absolution en même temps que la réprimande et la pénitence. Mais il n’y a encore eu que Jean-Jacques qui ait eu le droit de se confesser en public. Je répondrai donc d’une manière générale.

Il me semble qu’il y a beaucoup de prétention à la patience et à l’abnégation dans le monde. Il me semble (je ne sais si je me trompe) que nous ne vivons pas dans un siècle d’indépendance et d’orgueil illimité ; je ne vois pas que les hommes aient, dans ce temps-ci, un bien vif sentiment de leur dignité, et qu’il faille les engager à plier les deux genoux un peu plus bas qu’ils ne le font devant des considérations et des intérêts qui ne sont ni la religion, ni la morale, ni l’ordre, ni la vertu. — Par la même raison, je ne vois pas que les femmes de ces hommes-là se rapprochent trop du courage des mères spartiates ou de la fierté patriotique des dames romaines.

Je ne sais enfin si j’ai la vue trouble, mais je crois voir qu’on a fait un grand abus du silence, au moyen duquel on échappe aux crises violentes du mariage, aux désordres (il faudrait plutôt dire aux calamités) de la séparation. Dans les siècles de foi, dans le temps où l’on adorait le Christ, l’abnégation et la patience étaient les vertus qu’il fallait recommander par-dessus tout à des femmes récemment sorties des autels druidiques, du bivouac sanglant et du conseil de guerre où leurs époux les avaient peut-être un peu trop laissées s’immiscer ; mais aujourd’hui que nos mœurs n’ont plus guère de rapport, que je sache, avec les forêts de la Germanie, surtout depuis que la régence et le directoire ont enseigné aux femmes le secret de vivre en très-bonne intelligence avec leurs époux, j’ai pu penser que, si une sorte de moralité était nécessaire à des contes frivoles, on pourrait bien adopter celle-ci : « Le désordre des femmes est très-souvent provoqué par la férocité ou l’infamie des hommes ; » ou celle-ci : « Le mensonge n’est pas la vertu ; la lâcheté n’est pas l’abnégation ; » ou bien encore celle-ci : « Un mari qui méprise ses devoirs de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, est quelquefois moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant. »

Pour en finir avec l’adhésion complète que je donne à vos décisions, je vous dirai qu’en effet cet amour que j’édifie et que je couronne sur les ruines de l’infâme est mon utopie, mon rêve, ma poésie. Cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel ; mais cet amour, c’est le mariage tel que l’a fait Jésus, tel que l’a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques. Celui-là, je le demande à la société comme une innovation ou comme une institution perdue dans la nuit des temps, qu’il serait bien opportun de faire revivre, de tirer de la poussière des siècles et de la fange des habitudes, si l’on veut voir succéder la véritable fidélité conjugale, le véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l’espèce de contrat honteux et de despotisme stupide qu’a engendrés l’infâme décrépitude du monde.

Mais vous, monsieur, qui jugez de si haut cette question sociale, vous philosophe indulgent, moraliste sensible et fort, qui ne croyez point au danger des livres réputés immoraux, pourquoi en écrivant, à propos de moi, ces trois ou quatre belles pages sur la morale publique, avez-vous perdu une si bonne occasion de gourmander l’esprit de cupidité, les habitudes de débauche et de violence qui de la part de l’homme autorisent ou provoquent les crimes de la femme dans un si grand nombre d’unions ? N’eussiez-vous pas rempli d’une manière plus complète le devoir que vous vous êtes imposé envers la société, si vous vous fussiez prononcé avec force en faveur de cette antique morale chrétienne qui prescrit la douceur et la chasteté au chef de la famille ? Il n’est pas question ici de cas d’exception, d’unions mal assorties. Toutes les unions possibles seront intolérables tant qu’il y aura dans la coutume une indulgence illimitée pour les erreurs d’un sexe, tandis que l’austère et salutaire rigueur du passé subsistera uniquement pour réprimer et condamner celles de l’autre. Je sais bien qu’il y a un certain courage à oser dire en face à toute une génération qu’elle est injuste et corrompue. Je sais bien qu’à écrire tout ce qu’on pense on se fait beaucoup d’ennemis parmi ceux qui se trouvent bien des vices du temps, et qu’on doit s’attendre, quand on a eu cette franchise, à subir pendant le reste de ses jours une persécution qui ne s’arrêtera pas devant le seuil de la vie privée ; mais je sais aussi que lorsque certaines femmes ont eu ce courage, il ne serait pas indigne d’un homme, et surtout d’un homme de conscience et de talent, de faire grâce à ce qu’il y a de manqué dans leurs efforts, de donner assistance et protection à ce qui peut s’y rencontrer de brave et de sincère.

Si vous aviez vécu au temps où Tartufe fut persécuté comme une œuvre d’impiété, vous eussiez été de ceux qui, bien loin de se constituer les champions de l’hypocrisie, résistèrent, de toute la puissance de leur conviction et de toute la pureté de leur cœur, aux sournoises interprétations de la critique ; vous eussiez écrit et signé de votre propre sang, alors comme aujourd’hui, que la pensée qui produisit le Tartufe fut une pensée éminemment pieuse et honnête, que Dieu n’est pas attaqué dans la personne d’un cagot, que la paix et la dignité des familles ne sont pas compromises quand on en chasse d’infâmes intrigants. Il est vrai que Tartufe est un chef-d’œuvre, et qu’il mérite toutes les sympathies des âmes élevées, et comme sujet et comme exécution.

Mais si la plume de tels écrivains est à jamais brisée, si les vigoureuses couleurs des grands siècles sont perdues, si au lieu d’Aristophane, de Térence et de Molière, il ne nous reste plus que George Sand et compagnie, l’éternelle infirmité humaine n’en est pas moins encore, sous les yeux du philosophe critique, saignante, lépreuse, digne d’horreur et de compassion. L’éternel rêve des cœurs simples, la justice, n’en est pas moins debout (au loin, il est vrai), mais radieux, mais nécessaire, mais appelant à soi tous les efforts et tous les désirs. Réduits à juger de pâles compositions, ne serait-ce pas, messieurs, une raison de plus pour vous autres de vous en prendre au fond des choses, et d’épargner l’apôtre pour encourager le principe ? C’est ainsi que vous suppléeriez à l’insuffisance de nos moyens, et que vous restitueriez au siècle ce qui lui manque en force et en génie.

Il me reste à vous remercier, monsieur, pour les bons conseils que vous m’avez donnés. Je m’accuse, je le répète ; car si vous ne m’avez pas toujours bien compris, c’est ma faute et non la vôtre. L’homme qui contemple une bataille du haut de la montagne juge mieux des fautes et des pertes des armées que celui qui marche dans la poussière et dans l’enivrement du combat. Ainsi le critique sans passion en sait plus long sur l’artiste bouillant et sur son travail que l’artiste lui-même. Socrate avait souvent occasion de dire à ses disciples : « Vous alliez me définir la science, et vous m’avez défini la musique et la danse ; ce n’est pas là ce que je vous demandais, et ce n’est pas là ce que vous vouliez me répondre. »

FIN.

f. aureau. — Imprimerie de lagny