Lettres d’une Péruvienne/Lettre 20

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LETTRE VINGTIÉME.



JUsqu’ici, mon cher Aza, toute occupée des peines de mon cœur, je ne t’ai point parlé de celles de mon esprit ; cependant elles ne sont guéres moins cruelles. J’en éprouve une d’un genre inconnu parmi nous, & que le génie inconséquent de cette nation pouvoit seul inventer.

Le gouvernement de cet Empire, entiérement opposé à celui du tien, ne peut manquer d’être défectueux. Au lieu que le Capa-inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les Souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets ; aussi les crimes & les malheurs viennent tous des besoins mal-satisfaits.

Les malheurs des Nobles en général naissent des difficultés qu’ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle.

Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu’on appelle commerce, ou industrie, la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent.

Une partie du peuple est obligée pour vivre, de s’en rapporter à l’humanité des autres, elle est si bornée, qu’à peine ces malheureux ont-ils suffisamment pour s’y empêcher de mourir.

Sans avoir de l’or, il est impossible d’acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu’on appelle du bien, il est impossible d’avoir de l’or, & par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles, & qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du Souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie & de son état : ce Souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets, en comparaison de la quantité des malheureux, qu’il y auroit autant de folie à prétendre y avoir part, que d’ignominie à se délivrer par la mort de l’impossibilité de vivre sans honte.

La connoissance de ces tristes vérités n’excita d’abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables, & de l’indignation contre les Loix. Mais hélas ! que la maniere méprisante dont j’entendis parler de ceux qui ne sont pas riches, me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même ! je n’ai ni or, ni terres, ni adresse, je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Ô ciel ! dans quelle classe dois-je me ranger ?

Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d’une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d’en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l’idée que les autres ont de moi : cette peine me seroit insuportable, si je n’espérois qu’un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ceux qui m’humilient malgré moi par des bienfaits dont je me croiois honorée.

Ce n’est pas que Céline ne mette tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard ; mais ce que je vois, ce que j’apprends des gens de ce pays me donne en général de la défiance de leurs paroles ; leurs vertus, mon cher Aza, n’ont pas plus de réalité que leurs richesses. Les meubles que je croiois d’or, n’en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois ; de même ce qu’ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu, & cache légèrement leurs défauts ; mais avec un peu d’attention, on en découvre aussi aisément l’artifice que celui de leurs fausses richesses.

Je dois une partie de ces connoissances à une sorte d’écriture que l’on appelle Livre ; quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu’ils contiennent, ils me sont fort utiles, j’en tire des notions, Céline m’explique ce qu’elle en sçait, & j’en compose des idées que je crois justes.

Quelques-uns de ces Livres apprennent ce que les hommes ont fait, & d’autres ce qu’ils ont pensé. Je ne puis t’exprimer, mon cher Aza, l’excellence du plaisir que je trouverois à les lire, si je les entendois mieux, ni le desir extrême que j’ai de connoître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu’ils sont à l’ame ce que le Soleil est à la terre, je trouverois avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j’ai besoin, mais je ne vois nul espoir d’avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n’est pas assez instruite pour me satisfaire ; à peine avoit-elle pensé que les Livres fussent faits par les hommes, elle ignore leurs noms, & même s’ils vivent.

Je te porterai, mon cher Aza, tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages, je te les expliquerai dans notre langue, je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ce que j’aime.

Hélas ! le pourrai-je jamais ?

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