Lettres d’une Péruvienne/Lettre 21

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LETTRE VINGT-UNIÉME.



JE ne manquerai plus de matière pour t’entretenir, mon cher Aza ; on m’a fait parler à un Cusipata que l’on nomme ici Religieux, instruit de tout, il m’a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un Grand Seigneur, sçavant comme un Amatas, il sçait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa Religion. Son entretien plus utile qu’un Livre, m’a donné une satisfaction que je n’avois pas goûtée depuis que mes malheurs m’ont séparée de toi.

Il venoit pour m’instruire de la Religion de France, & m’exhorter à l’embrasser ; je le ferois volontiers, si j’étois bien assurée qu’il m’en eût fait une peinture véritable.

De la façon dont il m’a parlé des vertus qu’elle prescrit, elles sont tirées de la Loi naturelle, & en vérité aussi pures que les nôtres ; mais je n’ai pas l’esprit assez subtil pour appercevoir le rapport que devroient avoir avec elle les mœurs & les usages de la nation, j’y trouve au contraire une inconséquence si remarquable, que ma raison refuse absolument de s’y prêter.

À l’égard de l’origine & des principes de cette Religion, ils ne m’ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens, que l’histoire de Mancocapa & du marais Tisicaca[1], ainsi je les adopterois de même, si le Cusipata n’eût indignement méprisé le culte que nous rendons au Soleil ; toute partialité détruit la confiance.

J’aurois pû appliquer à ses raisonnemens ce qu’il opposoit aux miens : mais si les loix de l’humanité défendent de frapper son semblable, parce que c’est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son ame par le mépris de ses opinions. Je me contentai de lui expliquer mes sentimens sans contrarier les siens.

D’ailleurs un intérêt plus cher me pressoit de changer le sujet de notre entretien : je l’interrompis dès qu’il me fut possible, pour faire des questions sur l’éloignement de la ville de Paris à celle de Cozco, & sur la possibilité d’y faire le trajet. Le Cusipata y satisfit avec bonté, & quoiqu’il me désignât la distance de ces deux Villes d’une façon désespérante, quoiqu’il me fît regarder comme insurmontable la difficulté d’en faire le voyage, il me suffit de sçavoir que la chose étoit possible pour affermir mon courage, & me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon Religieux.

Il en parut étonné, il s’efforça de me détourner d’une telle entreprise avec des mots si doux, qu’il m’attendrit moi-même sur les périls auxquels je m’exposerois ; cependant ma résolution n’en fut point ébranlée, je priai le Cusipata avec les plus vives instances de m’enseigner les moyens de retourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail, il me dit seulement que Déterville par sa haute naissance & par son mérite personnel, étant dans une grande considération, pourroit tout ce qu’il voudroit, & qu’ayant un Oncle tout puissant à la Cour d’Espagne, il pouvoit plus aisément que personne me procurer les nouvelles de nos malheureuses contrées.

Pour achever de me déterminer à attendre son retour (qu’il m’assura être prochain) il ajouta qu’après les obligations que j’avois à ce généreux ami, je ne pouvois avec honneur disposer de moi sans son consentement. J’en tombai d’accord, & j’écoutai avec plaisir l’éloge qu’il me fit des rares qualités qui distinguent Déterville des personnes de son rang. Le poids de la reconnoissance est bien léger, mon cher Aza, quand on ne le reçoit que des mains de la vertu.

Le savant homme m’apprit aussi comment le hazard avoit conduit les Espagnols jusqu’à ton malheureux Empire, & que la soif de l’or étoit la seule cause de leur cruauté. Il m’expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m’avoit fait tomber entre les mains de Déterville par un combat dont il étoit sorti victorieux, après avoir pris plusieurs Vaisseaux aux Espagnols, entre lesquels étoit celui qui me portoit.

Enfin, mon cher Aza, s’il a confirmé mes malheurs, il m’a du moins tirée de la cruelle obscurité où je vivois sur tant d’événemens funestes, & ce n’est pas un petit soulagement à mes peines, j’attens le reste du retour de Déterville ; il est humain, noble, vertueux, je dois compter sur sa générosité. S’il me rend à toi, Quel bienfait ! Quelle joie ! Quel bonheur !

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  1. Voyez l’Histoire des Incas.