Lettres d’une Péruvienne/Lettre 22

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LETTRE VINGT-DEUX.



J’avois compté, mon cher Aza, me faire un ami du Savant Cusipata, mais une seconde visite qu’il m’a faite a détruit la bonne opinion que j’avois prise de lui, dans la premiere ; nous sommes déjà brouillés.

Si d’abord il m’avoit paru doux & sincère, cette fois je n’ai trouvé que de la rudesse & de la fausseté dans tout ce qu’il m’a dit.

L’esprit tranquille sur les intérêts de ma tendresse, je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des Livres ; je commençai par m’informer du rang qu’ils tiennent dans le monde, de la vénération que l’on a pour eux ; enfin des honneurs ou des triomphes qu’on leur décerne pour tant de bienfaits qu’ils répandent dans la société.

Je ne sçais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, mais il sourit à chacune, & n’y répondit que par des discours si peu mesurés, qu’il ne me fut pas difficile de voir qu’il me trompoit.

En effet, dois-je croire que des gens qui connoissent & qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu, n’en ayent pas plus dans le cœur que le commun des hommes, & quelquefois moins ? Croirai-je que l’intérêt soit le guide d’un travail plus qu’humain, & que tant de peines ne sont récompensées que par des railleries ou par de l’argent ?

Pouvois-je me persuader que chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres, par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ?

La fausseté, mon cher Aza, ne me déplaît guères moins sous le masque transparent de la plaisanterie, que sous le voile épais de la séduction, celle du Religieux, m’indigna, & je ne daignai pas y répondre.

Ne pouvant me satisfaire à cet égard, je remis la conversation sur le projet de mon voyage, mais au lieu de m’en détourner avec la même douceur que la premiere fois, il m’opposa des raisonnemens si forts & si convainquans, que je ne trouvai que ma tendresse pour toi qui pût les combattre, je ne balançai pas à lui en faire l’aveu.

D’abord il prit une mine gaye, & paroissant douter de la vérité de mes paroles, il ne me répondit que par des railleries, qui toutes insipides qu’elles étoient, ne laissérent pas de m’offenser ; je m’efforçai de le convaincre de la vérité, mais à mesure que les expressions de mon cœur en prouvoient les sentimens, son visage & ses paroles devinrent sévères ; il osa me dire que mon amour pour toi étoit incompatible avec la vertu, qu’il falloit renoncer à l’une ou à l’autre, enfin que je ne pouvois t’aimer sans crime.

À ces paroles insensées, la plus vive colere s’empara de mon ame, j’oubliai la modération que je m’étois prescrite, je l’accablai de reproches, je lui appris ce que je pensois de la fausseté de ses paroles, je lui protestai mille fois de t’aimer toujours, & sans attendre ses excuses, je le quittai, & je courus m’enfermer dans ma chambre, où j’étois sûre qu’il ne pourroit me suivre.

Ô mon cher Aza, que la raison de ce pays est bizarre ! toujours en contradiction avec elle-même, je ne sçais comment on pourroit obéir à quelques-uns de ses préceptes sans en choquer une infinité d’autres.

Elle convient en général que la premiere des vertus est de faire du bien ; elle approuve la reconnoissance, & elle prescrit l’ingratitude.

Je serois louable si je te rétablissois sur le Trône de tes peres, je suis criminelle en te conservant un bien plus précieux que les Empires du monde.

On m’approuveroit si je récompensois tes bienfaits par les trésors du Perou. Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possede que ma tendresse, on veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah mon cher Aza ! je les trahirois toutes, si je cessois un moment de t’aimer. Fidelle à leurs Loix, je le serai à mon amour, je ne vivrai que pour toi.

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