Lettres d’une Péruvienne/Lettre 35

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LETTRE TRENTE-CINQ

Au Chevalier Déterville.


à Malthe.



SI vous n’étiez la plus noble des créatures, Monsieur, je serois la plus humiliée ; si vous n’aviez l’ame la plus humaine, le cœur le plus compatissant, seroit-ce à vous que je ferois l’aveu de ma honte & de mon désespoir ? Mais hélas ! que me reste-t-il à craindre ? qu’ai-je à ménager ? tout est perdu pour moi.

Ce n’est plus la perte de ma liberté, de mon rang, de ma patrie que je regrette ; ce ne sont plus les inquiétudes d’une tendresse innocente qui m’arrachent des pleurs ; c’est la bonne foi violée, c’est l’amour méprisé qui déchire mon ame. Aza est infidéle.

Aza infidéle ! Que ces funestes mots ont de pouvoir sur mon ame… mon sang se glace… un torrent de larmes…

J’appris des Espagnols à connoître les malheurs ; mais le dernier de leurs coups est le plus sensible : ce sont eux qui m’enlevent le cœur d’Aza ; c’est leur cruelle Religion qui me rend odieuse à ses yeux. Elle approuve, elle ordonne l’infidélité, la perfidie, l’ingratitude ; mais elle défend l’amour de ses proches. Si j’étois étrangere, inconnue, Aza pourroit m’aimer : unis par les liens du sang, il doit m’abandonner, m’ôter la vie sans honte, sans regret, sans remords.

Hélas ! toute bizarre qu’est cette Religion, s’il n’avoit fallu que l’embrasser pour retrouver le bien qu’elle m’arrache (sans corrompre mon cœur par ses principes) j’aurois soumis mon esprit à ses illusions. Dans l’amertume de mon ame, j’ai demandé d’être instruite ; mes pleurs n’ont point été écoutés. Je ne puis être admise dans une société si pure, sans abandonner le motif qui me détermine, sans renoncer à ma tendresse, c’est-à-dire sans changer mon existence.

Je l’avoue, cette extrême sévérité me frappe autant qu’elle me révolte, je ne puis refuser une sorte de vénération à des Loix qui me tuent ; mais est-il en mon pouvoir de les adopter ? Et quand je les adopterois, quel avantage m’en reviendroit-il ? Aza ne m’aime plus ; ah ! malheureuse…

Le cruel Aza n’a conservé de la candeur de nos mœurs, que le respect pour la vérité, dont il fait un si funeste usage. Séduit par les charmes d’une jeune Espagnole, prêt à s’unir à elle, il n’a consenti à venir en France que pour se dégager de la foi qu’il m’avoit jurée, que pour ne me laisser aucun doute sur ses sentimens ; que pour me rendre une liberté que je déteste ; que pour m’ôter la vie.

Oui, c’est en vain qu’il me rend à moi-même, mon cœur est à lui, il y sera jusqu’à la mort.

Ma vie lui appartient, qu’il me la ravisse & qu’il m’aime…

Vous sçaviez mon malheur, pourquoi ne me l’aviez-vous éclairci qu’à demi ? Pourquoi ne me laissâtes-vous entrevoir que des soupçons qui me rendirent injuste à votre égard ? Eh pourquoi vous en fais-je un crime ? Je ne vous aurois pas cru : aveugle, prévenue, j’aurois été moi-même au-devant de ma funeste destinée, j’aurois conduit sa victime à ma Rivale, je serois à présent… Ô Dieux, sauvez-moi cette horrible image !…

Déterville, trop généreux ami ! suis-je digne d’être écoutée ? suis-je digne de votre pitié ? Oubliez mon injustice ; plaignez une malheureuse dont l’estime pour vous est encore au-dessus de sa foiblesse pour un ingrat.

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