Lettres d’une Péruvienne/Lettre 36

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LETTRE TRENTE-SIX

Au Chevalier Déterville.


à Malthe.



PUisque vous vous plaignez de moi, Monsieur, vous ignorez l’état dont les cruels soins de Céline viennent de me tirer. Comment vous aurois-je écrit ? Je ne pensois plus. S’il m’étoit resté quelque sentiment, sans doute la confiance en vous en eût été un ; mais environnée des ombres de la mort, le sang glacé dans les veines, j’ai longtems ignoré ma propre existence ; j’avois oublié jusqu’à mon malheur. Ah, Dieux ! pourquoi en me rappellant à la vie m’a-t-on rappellée à ce funeste souvenir !

Il est parti ! je ne le verrai plus ! il me fuit, il ne m’aime plus, il me l’a dit : tout est fini pour moi. Il prend une autre Épouse, il m’abandonne, l’honneur l’y condamne ; eh bien, cruel Aza, puisque le fantastique honneur de l’Europe a des charmes pour toi, que n’imites-tu aussi l’art qui l’accompagne !

Heureuse Françoise, on vous trahit ; mais vous jouïssez longtems d’une erreur qui feroit à présent tout mon bien. On vous prépare au coup mortel qui me tue. Funeste sincérité de ma nation, vous pouvez donc cesser d’être une vertu ? Courage, fermeté, vous êtes donc des crimes quand l’occasion le veut ?

Tu m’as vûe à tes pieds, barbare Aza, tu les as vûs baignés de mes larmes, & ta fuite… Moment horrible ! pourquoi ton souvenir ne m’arrache-t-il pas la vie ?

Si mon corps n’eût succombé sous l’effort de la douleur, Aza ne triompheroit pas de ma foiblesse… il ne seroit pas parti seul. Je te suivrois, ingrat, je te verrois, je mourrois du moins à tes yeux.

Déterville, quelle foiblesse fatale vous a éloigné de moi ? Vous m’eussiez secourue ; ce que n’a pû faire le désordre de mon désespoir, votre raison capable de persuader, l’auroit obtenu ; peut-être Aza seroit encore ici. Mais, ô Dieux ! déjà arrivé en Espagne au comble de ses vœux… Regrets inutiles, désespoir infructueux, douleur, accable-moi.

Ne cherchez point, Monsieur, à surmonter les obstacles qui vous retiennent à Malthe, pour revenir ici. Qu’y feriez-vous ? fuyez une malheureuse qui ne sent plus les bontés que l’on a pour elle, qui s’en fait un supplice, qui ne veut que mourir.

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