Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 22

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 46-48).

22. — George Sand à la comtesse Marliani à Paris.


Madame Marliani
Rue Grange batelière, 15
à Paris

Palma de Mallorca, 14 novembre 1838


Chère amie,

Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m’installer à la campagne ; j’ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j’ai, à deux lieues de là, une cellule, c’est-à dire trois pièces et un jardin plein de citrons, pour trente-cinq francs, par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa ! Valdemosa bipède vous expliquera ce que c’est que Valdemosa chartreuse ; ce serait trop long à vous décrire.

C’est la poésie, c’est la solitude, c’est tout ce qu’il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel ; et quel pays ! nous sommes dans le ravissement.

Nous avons eu un peu de peine à nous installer, et je ne conseillerais à personne de le tenter dans ce pays-ci, à moins de s’y faire annoncer six mois à l’avance.

Nous avons été favorisés par un concours de circonstances uniques. Si une famille venait après nous, je crois qu’elle ne trouverait rien à habiter ; car ici on ne loue rien, on ne prête rien, on ne vend rien.

Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si l’on veut se permettre le luxe exorbitant d’un pot de chambre, il faut écrire à Barcelone.

Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais le pays, la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves : c’est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés. Nous nous portons très bien, Chopin a fait hier trois lieues à pied avec Maurice et nous sur des cailloux tranchants. Tous deux ne se portent que mieux aujourd’hui. Solange et moi engraissons à faire peur, mais non pitié.

Enfin notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde, et comme je l’avais calculé avec Manoël, je n’ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu’ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant, le beau-frère et la sœur de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent garçon qui s’est mis en quatre pour nous.

Adieu, chère ; je vous écrirai plus longuement une autre fois. Aujourd’hui, je suis écrasée par le tintamarre de mon installation à la campagne. Je vous aime tous deux et je vous embrasse de toute mon âme. Je ne vous dis rien pour Chopin.[1] Il est en course pour mes affaires [« mes » surchargé sur « nos »] mais vous savez qu’il est tout à vous.

Adieu encore, écrivez-moi à Mr le chargé des affaires étrangères à Marseille pour faire passer à Mr le consul de France à Barcelone et sous enveloppe : Mme Sand à Palma.

George
  1. Cette phrase et la suivante ont été supprimées par les éditeurs de la « Correspondance » de George Sand. Madame Wladimir Karénine ne l’a pas rétablie dans la reproduction qu’elle donne du texte de cette lettre dans George Sand, sa vie et ses œuvres (tome III — 1838-1848) Paris 1912. — Ces deux phrases ont leur importance biographique. Elles prouvent que, contrairement à ce qui a été avancé par certains biographes, Chopin a pris largement sa part des soucis de l’installation à Majorque. C’est lui qui notamment se rendit au Palais pour y présenter les lettres de créance des voyageurs au Gouverneur. L’original de cette lettre se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, à Paris.