Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 36

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 72-74).

36. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Valdemosa, le 12. janvier 1839.


Mon chéri.

Je t’envoie les Préludes. Recopiez-les, Wolff et toi. Je ne crois pas qu’il y ait des fautes. Tu donneras les copies à Probst[1] et l’original à Pleyel. Tu porteras à Léo, que je n’ai pas eu le temps de remercier, l’argent de Probst pour lequel je joins un billet et un reçu. Sur l’argent que te donnera Pleyel, c’est à dire quinze cents francs, tu payeras le loyer jusqu’au Ier janvier — 425 francs — et tu donneras congé gentiment. S’il était possible de louer l’appartement pour mars, ce serait fort bien, sinon il faudra le garder un trimestre encore. Tu donneras, de ma part, à Nouguès les 1000 [francs] qui te resteront. Demande son adresse à Jeannot sans parler de l’argent, car il serait capable d’entreprendre Noug[uès] et je ne veux pas qu’en dehors de toi et de moi, quelqu’un soit au courant. Si l’appartement se louait, tu ferais mettre une partie des meubles chez Jeannot et le reste chez Grzymala. Demande à Pleyel de m’écrire par ton intermédiaire et dis-lui que j’en ai fini avec Wessel. Avant le nouvel an, je t’ai envoyé une traite pour ce dernier.

Dans quelques semaines, tu recevras la Ballade.[2] des Polonaises[3] et un Scherzo.[4] Prie Pleyel de s’entendre avec Probst[5] au sujet de la date de la publication des Préludes. Jusqu’à présent, je n’ai pas reçu une seule lettre de mes parents ! Il faut que tu affranchisses tout ce que tu as à me faire parvenir. Mais ne sais-tu pas ce qu’est devenue la première lettre ? Je vis dans ma cellule. J’ai parfois des bals arabes,[6] un soleil d’Afrique et une mer méditerranée. Embrasse les Albrecht, je vais leur écrire. Ne dis à personne — sauf à Grzymala — que je vais quitter mon appartement. Je n’en suis pas encore certain, mais peut-être ne rentrerai-je qu’en mai ou plus tard. Remets toi-même ma lettre et le Prélude [?] à Pleyel. Écris.

Ton
F.x

  1. À Probst, pour l’édition en Allemagne ; à Pleyel pour celle en France.
  2. La deuxième Ballade en fa majeur, op. 38. dédiée à Schumann.
  3. Les deux Polonaises (la majeur et do mineur) op. 40, dédiées à Julien Fontana.
  4. Le Scherzo en do dièse mineur, dédié à Adolphe Gutmann.
  5. Représentant à Paris de plusieurs éditeurs allemands et, notamment, Breitkopf et Härtel, de Leipzig.
  6. Un soir de Carnaval, la paix de la Chartreuse fut troublée par d’étranges rumeurs : « Ce fut d’abord, dit George Sand, un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître, pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien de moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu et avec la face couleur de sang ; et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseau, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs et des bergères en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnomes […]. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi-gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. [Vieille espagnole habitant la Chartreuse et qui servit de domestique à George Sand]. Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n’ont rien de farouche ni d’hostile en général dans leurs manières […]. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues en travers de la salle à des guirlandes de lierre. L’orchestre, composé d’une petite guitare, d’un espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes qui ressemblent