Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 47

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 98-103).


47. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 15 mars 1839.

Merci, chère amie, de votre aimable promptitude à me donner de vos nouvelles et à me procurer de l’argent. Chopin de son côté en a reçu hier de sorte que nous voici à flot, le retard de nos lettres de Barcelone nous avait mis à sec, et malgré toute la confiance que nous avons dans le bon vouloir et la grâce parfaite du Docteur nous avions refusé ses offres. Les artistes ont une si mauvaise réputation d’emprunteurs que nous n’aimions pas à laisser voir notre misère. Heureusement, elle cesse dès que la poste ne retient plus nos manuscrits.

Notre petit Chopin va de mieux en mieux, le Docteur l’a tâtonné sur toutes les coutures et ne lui trouve aucune lésion, aucune cavité, aucun mal sérieux. Il le soigne comme son enfant, le voit soir et matin, le promène, le dorlotte, le comble de petits soins. C’est un bien aimable et bien excellent homme. Quoi que vous en disiez, je le crois bon médecin, consciencieux et attentif.

Il nous disait aujourd’hui (nous dînions chez lui) que vous aviez déployé ici, dans l’affaire de votre moulin à vapeur, plus d’activité, d’énergie et de talent qu’aucun ministre n’a jamais fait en France. D’où je conclus, Chère, que si Louis-Philippe n’était pas un sot, il vous enverrait le porte-feuille et vous nommerait président des ministres.

Puisque vous êtes un si habile homme, vous allez me mener Buloz de la belle manière pour mon affaire de Lélia. Au reste je me suis souvenue que je lui avais laissé un mémoire de tailleur, et le soin de payer à Charpentier les cadres de nos portraits, ce qui nécessairement doit rabattre huit cents à mille francs de mes prétentions. Voyez, Chère, à ce que du moins il paye ces dettes s’il m’en retient le montant. J’ai de quoi aller quelque temps avec ce qu’il m’enverra. Chopin de son côté a travaillé, et va rouler sur l’or. Moi, je travaille toujours et bientôt j’aurai un nouveau manuscrit à vous envoyer ; c’est un long article critique sur Goethe, Byron et Mickiewicz comparés. Mais pour l’amour de Dieu, dites à mon étourdi de Grzymala de m’envoyer la traduction du petit volume des Dziady que je lui demande à corps et à cris et sans lequel je ne puis continuer mon travail.

Je voudrais bien savoir aussi où j’en suis avec Buloz, pour mon édition.

Je voudrais qu’elle fût finie et qu’il s’occupât d’en recommencer une autre, ainsi qu’il me l’avait promis pour cette année ; cela demanderait des explications, et je crains de vous ennuyer. Répondez-moi franchement chère amie, si avec toutes les charges et occupations qui vous accablent, vous n’avez pas de mes affaires par dessus la tête. Vous savez que de votre part rien ne peut me sembler mauvais vouloir, et que je comprends bien ce que c’est que la vie de Paris.

Je n’ai pas encore vu votre amie, je la verrai de bien bon cœur, et me ferai aussi aimable qu’il est possible à un ours comme moi de l’être, mais il faudra qu’elle me fasse un petit bout d’avance car, malgré son esprit et sa bonté que l’on vante beaucoup, on m’apprend qu’elle est légitimiste et catholique, deux choses qui peuvent bien faire qu’elle me reçoive par amitié pour vous et en surmontant un peu de répugnance.

Vous savez mon excès de réserve en ces occasions-là, orgueil si vous voulez ! mais je crains tellement de m’imposer que qui veut me voir doit venir me chercher. Vous pensez bien que s’il s’agissait d’amis à vous dans une position inférieure à la mienne, socialement parlant, j’y courrais tout de suite et ferais toutes les avances. Jusqu’ici j’ai vécu tout à fait cachée et enfermée chez Monsieur Marliani, soignant mon petit Chopin qui, Dieu merci, reprend à vue d’œil, ne tousse plus, dort bien, mange bien, joue du piano et commence à sortir en voiture.

Je m’occupe aussi de mes enfants plusieurs heures par jour, ils sont paresseux, mais intelligents. J’ai retrouvé ici Rey, que vous connaissez peut-être, qui était lié avec Liszt et qui est venu à Nohant. C’est un bon garçon passablement instruit et intelligent qui me seconde en leur donnant des leçons. La nuit, je gribouille comme de coutume. Je suis assaillie ici comme à Paris. Du matin au soir : oisifs, curieux et mendiants littéraires assiègent ma porte de leurs lettres et de leurs personnes. Je me tiens sur une défensive inflexible, ne réponds, ni ne reçois et me fais passer pour malade. Ne soyez pas effrayée s’il vous vient de ce pays la nouvelle que je suis mourante ; quand ils sauront que je me porte bien je crois qu’ils seront furieux, car moins que partout ailleurs, on comprend ici l’horreur que peut inspirer la populacerie littéraire et le charlatanisme de la réputation. Il y a cohue à ma porte, toute la racaille littéraire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de Chopin. Pour le coup, lui je le fais passer pour mort, et si cela continue nous enverrons partout des lettres de faire-part de notre trépas à tous deux, afin qu’on nous pleure et qu’on nous laisse en repos. Nous pensons nous tenir cachés dans les auberges tous ce mois de mars à l’abri du mistral qui souffle de temps en temps assez vivement ; au mois d’avril, nous louerons dans la campagne quelque bastide meublée. Au mois de mai, nous irons à Nohant et en juin vraisemblablement à Paris, car je crois que c’est encore le pays où l’on peut vivre le plus libre et le plus caché. Plus je vais et plus la vie retirée m’est nécessaire, l’éducation de mes enfants me tient clouée, mes travaux deviennent aussi plus sérieux, ou au moins moins frivoles. Je voudrais m’établir à Paris, mais pour cela il faudrait me meubler et je ne vois pas que j’aie de quoi, à moins que Buloz ne se décide à me réimprimer et à me verser une vingtaine de mille francs d’avance ; c’est à quoi je voudrais peu à peu l’amener. […] Comme l’Economie politique de Reynaud,[1] est une magnifique prédication aussi ! Je l’ai lue la veille de mon départ de la Chartreuse, tout haut à Chopin et à Maurice, qui n’en ont pas perdu un mot, voilà la morale et la philosophie que j’entends, celle que tout esprit candide peut aborder d’emblée sans y être préparé par de longues études et sans être rompu à un long usage de convention. Il est vrai que tous les sujets ne peuvent se traiter aussi clairement, mais quel beau parti il a su en tirer de celui-là ! Décidément, ce sont deux hommes de l’avenir et l’humanité qui ne les connait pas aujourd’hui, leur élèvera un jour des autels. […] Adieu, chère, mille fois chère.

Parlez-moi de Manoël, revient-il, avez-vous de bonnes nouvelles de lui ? Son frère est bien je crois tel que vous le dites et associé à qui vous dîtes. Nous sommes bien mécontents de leur auberge, elle est chère comme poivre et pas bonne. Ils sont peu obligeants, la dame est insolente et rampante ; nous allons, sans nous fâcher, la quitter un de ces jours. Adressez-nous vos lettres chez le Docteur. Je n’ai parlé à Monsieur Marliani qu’une fois, il m’a dit qu’il ne savait pas pourquoi il était brouillé avec son frère, à quoi j’ai répondu que je ne savais pas qu’ils fussent brouillés et j’ai rompu l’entretien ; quant à la sœur, je me garderai bien d’après ce que vous m’en dites d’avoir aucune relation avec elle. Adieu encore, ma Chérie. Mille baisers à vous, mille tendresses à nos amis, à l’excellent Gaston, au bon Enrico et à mon Bignat, à Delacroix, Chopin vous baise la manine bianche.

  1. Jean Reynaud (1806-1863), philosophe français, adepte des doctrines saint-simoniennes. Auteur de l’Encyplopédie nouvelle (1836-1841), en collaboration avec Pierre Leroux.