Lettres de Fadette/Cinquième série/04

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 12-15).

IV

Le Roman de la Vieille tante


Il y a quelque chose par où toutes les femmes se ressemblent. C’est qu’elles ont une personnalité double. Si cette dualité se retrouve chez les hommes, elle est moins marquée et moins intéressante. Un homme s’identifie avec sa race, sa famille, son état, sa dignité, plus, infiniment plus que ne le fait une femme. De celle-ci on ne connaît presque rien si l’on sait seulement où elle est née, quelle éducation l’a formée, quelles aspirations elle a reçues de son milieu, de quels intérêts elle a rempli sa vie. C’est là presque tout l’homme, et c’est absolument le tout de bien des hommes, mais je le répète, au risque d’exagérer un peu, ce n’est presque rien de la femme ! Il y a chez toutes un être très intime, très mystérieux, tout à fait différent de ces autres êtres qui s’ajoutent à elle, auxquels elle s’adapte, et qui en reste toujours distinct.

Connaître cet être infiniment caché d’une femme, c’est l’avoir observée avec autant d’intelligence que d’amour, car elle se tient en garde contre toutes les incompréhensions et contre toutes les indifférences. Elle a la pudeur de ses émotions et de ses sentiments profonds, et même à ceux qui croient la bien connaître, elle réserve d’étonnantes surprises. Celle que l’on croit toutes simples sont quelquefois bien compliquées, et celles qui nous paraissent des merveilles de bon sens sont souvent aussi déraisonnables que leurs sœurs moins sages.

Moi qui suis une femme je sais tout cela, et cependant j’eus, hier encore, une de ces révélations qui renversent toutes les idées préconçues que l’on se forme sur les personnes que l’on croit bien connaître.

Je vous ai déjà parlé de cette vieille parente si fine, si calme, si judicieuse : j’ai appris qu’elle avait eu son roman, un pauvre petit roman désolé, où sa jeunesse s’est meurtrie et dont le souvenir fait encore trembler sa voix.

C’est en me racontant la mort de tous les siens, père, mère, frères et sœurs qui revenaient mourir dans la vieille maison familiale, qu’elle me dit gravement : « Ceux-là qui sont morts ne sont qu’absents : je vis avec leur souvenir et ils me tiennent compagnie. Mais les autres ! Les vivants dont le souvenir écrase le cœur comme le couvercle d’un cercueil ! Ceux qui ont menti, trahi, qui se sont enfuis comme des voleurs en emportant ma jeunesse, mon adorable confiance, mon amour si pur, mon pouvoir d’aimer la vie, ceux-là sont les vrais morts et ce fut long d’apprendre à penser à eux doucement ! »

Elle se tut quelques secondes, et reprit plus bas : « Je suis bien vieille, j’ai eu des deuils et des chagrins, mais rien qui se puisse comparer à l’horreur d’avoir été trahie par mon fiancé qui épousa une de mes cousines, continuant jusqu’à la fin de me faire croire qu’il m’aimait. J’aurais dû le détester puisque je le méprisais, mais non ! À toute ma douleur s’ajoutait l’humiliation de l’aimer encore, de l’aimer si longtemps. Et ça, ma petite, c’est avoir l’enfer dans le cœur. On vieillit tout d’un coup à endurer ce supplice, et à vingt-quatre ans j’étais plus vieille qu’aujourd’hui, car l’amertume remplissait mon âme : j’en voulais à l’univers entier de mon malheur, je ne savais ni oublier, ni pardonner : j’étais devenue méchante.

Puis, avec les années, le passé a reculé dans l’ombre, il est devenu comme un rêve cruel dont l’évocation me brisait, mais que peu à peu la vie active effaçait.

Quand j’appris qu’il n’était pas heureux, j’eus tant pitié de lui que je vis bien que je lui pardonnais et je retrouvai mon cœur : je compris tout ce qu’il importe de comprendre pour aimer la vie que Dieu nous donne et qu’il prolonge à sa volonté. Je vais mourir bientôt… je puis bien te dire ma dernière folie, ma petite : C’est que j’aimerais ne pas être trop loin de lui, au paradis ! »

Elle souriait, mais il y avait des larmes dans ses yeux où il s’était vu quand elle avait vingt ans. Et voilà les femmes ! Cette vieille demoiselle si digne, si sage, minutieuse et prosaïque, a dépensé beaucoup de sagesse au cours de sa longue vie, mais dans un coin secret de son cœur, elle a gardé l’amour de sa jeunesse et un de ses derniers souhaits c’est de « n’être pas trop loin de lui au paradis ! »