Lettres de Fadette/Cinquième série/06

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 18-20).

VI

Automne


Le soleil éphémère de novembre est voilé par de grands nuages menaçants, un vent aigre siffle dans les branches nues et les feuilles sèches tournoient avec ce bruit triste, ce bruit de plainte qui pleure le déclin des choses, et mon âme en détresse s’est sentie soudain pareille à ce jour de novembre avec son vent froid et ses rondes de feuilles mortes, j’ai partagé la désolation des choses qui se sentent impuissantes contre les forces lentes qui les fanent, les effeuillent et les dispersent ! C’est l’étonnante histoire de nos âmes ! Elles aussi, après les griseries des printemps radieux sentent qu’elles se modifient : elles assistent navrées aux transformations de leurs idées et de leurs sentiments. Si elles pouvaient rapprocher l’âme de leur jeunesse avec celle qui, dans le soir de novembre entend venir la mort, elles ne reconnaîtraient plus ce que fut autrefois leur esprit et leur cœur.

Quel douloureux mystère que celui qui nous oblige à changer d’âme et de visage et qui change également ceux que nous aimons !

Avez-vous déjà pensé à la béatitude d’un être qui n’aurait dans sa vie qu’un seul sentiment, un seul amour qui, sans fin, se renouvellerait et renaîtrait comme, sur un très vieux rosier, fleurissent sans cesse des roses nouvelles ?

J’y pense, c’est bien cela que sera le ciel : nous serons fixés dans un bonheur toujours le même et sans cesse renouvelé. Quel repos après toutes nos vacillations et tous nos tourments !

C’est ce besoin de trouver le bonheur dans un sentiment unique qui fait la ténacité des illusions de certaines femmes : elles résultent de leur volonté inconsciente de ne pas les perdre. Elles en ont besoin comme elles ont besoin l’air respirable. Elles sont des idéalistes que le vrai attire mais que la chimère séduit. Elles souffrent de voir s’évanouir leurs rêves, mais avec une persévérance touchante elles les recommencent. Elles ont besoin de croire : de croire en un Dieu qui protège parce qu’elles se sentent faibles, et de croire en ceux qu’elles aiment parce qu’elles ne peuvent se passer d’aimer !

Et c’est parce qu’elles sont ainsi qu’elles sont plus vibrantes et plus bonnes, et que l’âge, loin de diminuer leur sensibilité et leur tendresse, les rend plus délicates et plus généreuses. Leur jeunesse passe, mais une jeunesse survit à celle de leur âge, c’est celle de leur esprit et de leur cœur. On est toujours jeune quand on attend, et elles attendent toujours ! Sous leurs cheveux blancs elles sourient encore à l’avenir, et leur sourire est plus confiant, plus doux et plus simple que lorsqu’elles attendaient d’impossibles bonheurs pour elles-mêmes : elles attendent les bonheurs possibles pour ceux qu’elles aiment et qui ont l’avenir devant eux !

On dirait que la vie use l’âme des hommes : à souffrir, ils émoussent leur sensibilité ; à être déçus, ils deviennent amers et sceptiques ; à lutter sans cesse, ils apprennent à chercher surtout leurs intérêts ; et quand ils sont bien las, bien enfoncés dans la routine monotone à laquelle ils sont résignés, ils deviennent indifférents et ils perdent contact avec l’infini et le divin.

Heureux ceux qui ont près d’eux les compagnes qui n’ont pas cessé de sourire avec confiance à Celui qui mène le monde et dont les âmes ont gardé des fraîcheurs de sources vives. On a dit d’elles qu’elles « sont les sœurs voilées de toutes les grandes choses qu’on ne voit pas. »