Lettres de Fadette/Cinquième série/14

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 43-46).

XIV

L’Aumône Ingénieuse


Je ne sais où j’ai lu cette petite parabole qui m’est revenue aujourd’hui.

Un pauvre vieil homme, très vieux, très pauvre, très déguenillé, descend une côte. Pour toute nourriture, il n’a que des radis dans son panier défoncé. Il les mange un par un et jette les petites feuilles vertes. De temps à autre une plainte s’échappe de ses lèvres : « Seigneur ! Seigneur ! Personne n’est aussi malheureux que moi sur la terre ! »

Voici que, se retournant par hasard, il aperçoit, derrière lui, un autre vieil homme, plus vieux, plus déguenillé que lui encore et qui ramasse les feuilles de radis et les mange avec avidité. — « Seigneur ! Il y en a donc de plus malheureux que moi et qui se nourrissent de ce que je dédaigne ! » Oui, il y a toujours plus malheureux que soi, c’est notre égoïsme qui nous empêche de les voir.

Qui ne se plaint aujourd’hui de la cherté des vivres, des hardes, de tout ? Les plus riches se lamentent autant que les pauvres, et pourtant eux, ils n’ont qu’à donner plus d’argent, ils ne songent jamais à se passer des objets dispendieux. Ceux même pour qui la vie est devenue plus difficile ont-ils le droit de tant se plaindre quand ils mangent à leur faim et qu’ils sont vêtus convenablement ?

Derrière eux, en longues files désolées, il y a les misérables, ceux qui n’ont rien et qui se nourrissent de ce que nous laissons tomber. Il ne faut pas jeter avec nonchalance, mais avec la charité qui met son cœur dans son aumône, apprenons à recueillir avec soin ce qui peut être utile aux plus pauvres que nous.

Ayons notre « armoire des pauvres » où nous déposerons tout ce qui est hors d’usage, ce que nous avons conservé inutilement dans les coffres pendant des années et aussi la part que nous pouvons faire à la charité de nos provisions et de nos conserves.

Je ne l’ai pas vue moi, cette pièce d’un vieux manoir détruit et appelée le « magasin des pauvres, » qu’une grand’mère au cœur d’or ne laissait jamais se vider : hardes, couvertures de lits, remèdes, confitures et compotes, légumes, beurre, œufs remplissaient les armoires et elles étaient toujours pleines. Les pauvres n’avaient pas même à demander et les paniers du « magasin » montaient et descendaient la côte du village pour approvisionner tous les affamés qui payaient avec des prières la bienfaitrice qu’ils adoraient.

Savez-vous qu’il s’agit moins, pour être charitable, d’avoir de l’argent que de penser à l’usage que les pauvres feraient de ce qui ne nous est plus utile. On apprend à être ingénieux en ce sens si on croit à la véritable misère et si on la voit. Tant qu’on ne la voit pas, y croit-on ? Veut-on admettre qu’il y a des gens qui sont affamés et qui n’osent sortir parce qu’ils n’ont pas de chaussures ? Si quelqu’un le dit devant nous, n’essayons-nous pas de nous convaincre qu’ils exagèrent ? Si nous étions vraiment et sincèrement charitables et remplis de bonne volonté au lieu d’être pétris d’égoïsme, nous irions la regarder, cette misère, et je vous l’assure, nous ne pourrions plus l’oublier !

Faire une part de ses biens, ce n’est pas seulement donner de la nourriture et des vêtements aux misérables. Nous avons tant d’autres biens que d’autres n’ont pas ! Nous pouvons prêter nos livres, donner un peu de notre temps, distribuer nos fleurs, faire jouir de notre bonne humeur. Si dans notre cœur nous avons une bonne provision de bonté, pourquoi n’en pas donner à ceux qui mesquinent en se servant de la leur. Vous êtes « en froid » avec une personne, vous ne savez ni l’une ni l’autre où sont les torts, et au fond ils sont insignifiants : c’est à la plus riche en générosité et en esprit d’aller au devant de l’autre, avec une bonté souriante qui déborde et de lui dire : « J’ai eu tort, vous êtes trop bonne pour ne pas l’oublier. »

Mangeons nos radis sans nous lamenter, et ne laissons pas tomber les feuilles sur les chemins poussiéreux ; conservons-les pour les donner à ceux qui sont plus pauvres que nous.