Lettres de Fadette/Cinquième série/22

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 66-69).

XXII

Les pauvres vieux


Le crépuscule triste descend sur la nature accablée sous le silence et la pluie : l’ombre grise s’allonge sur les chemins boueux et enveloppe les arbres où de minces bourgeons frissonnent. La vieille Millard sert son tricot autour de ses épaules voûtées : près de son poêle tiède, elle grelotte. Attentive aux bruits de dehors, elle n’entend que le gémissement du vent et le glissement monotone de la pluie sur les vitres. Son vieux est parti le matin pour assister aux funérailles de sa sœur, grosse dame riche de la ville, qui les a dédaignés de son vivant, mais qui a peut-être pensé à eux à l’heure de la mort ? Tout est possible ! Et parce que ce bon rêve de finir leurs jours dans l’aisance est réalisable4 la vieille, laissant glisser son chapelet, ferme les yeux pour avoir, plus nette, la vision de sa maisonnette restaurée et bien meublée, de son vieux se reposant enfin après une vie pénible d’ouvrier pauvre, et d’elle-même, vivant dans l’aisance, aidée par une servante, et n’ayant plus qu’à tricoter et à soigner ses fleurs…

Le bruit de la porte qui s’ouvre la fait sursauter et elle a un serrement de cœur de mauvais augure. Le vieux entre, enlève son paletot et elle, ne pouvant supporter son silence : — Eh bien ? — Voilà ! Elle est entre quatre planches dans la terre et je ne me plaindrai pas de ne plus la voir, c’te sainte Nitouche-là ! — Dis-moi tout, mon vieux ! je suis toute tremblante, et ça me fait mal d’attendre… — Il la regarda affectueusement et vint s’asseoir près d’elle : — Il y a, ma pauvre Toine, qu’on s’est toujours passé de son maudit argent et qu’il faudra bien s’en passer encore. Madame a légué tout son avoir à l’hospice Saint-Pierre. — Et rien, rien pour nous, pour toi, son frère ?-Pas une piastre ! Comme me l’avait conseillé le docteur, je suis allé voir le notaire, et je peux pas dire autrement, il m’a bien reçu, mais il a été diablement surpris d’apprendre que je suis le propre frère de la défunte ! Paraîtrait qu’elle n’a seulement pas mentionné mon existence. J’ai pas discuté, tu me connais, mais vrai de vrai, j’en ai eu tout mon raide, pour ne pas lui crier que la Sophie avait un mauvais cœur, qu’elle avait vécu avec, mais qu’elle n’entrerait pas au paradis avec !

— Chut ! chut ! mon vieux ! Elle est morte, laissons-la en paix.

Un silence tomba où leur tristesse se fit très lourde : — Ma pauvre Toine, pendant trois jours je me suis imaginé qu’avec un peu d’argent, je pourrais te faire soigner et te donner des douceurs que tu n’as jamais eues, et voilà que je ne pourrai rien, quand même je travaillerais dur ! Cré Sophie !

Il se leva, prit sur une étagère du buffet une vieille photographie encadrée et ouvrant le poêle, il la jeta tranquillement dans le feu. — Brûle ! C’est tout ce que tu mérites, vieille méchante !

Le mois de mai vint, pluvieux et froid, et la vieille, déjà si fragile, prit une bronchite et dut s’aliter. C’est avec un cœur lourd que le bonhomme allait à son travail, le matin, après avoir mis à la portée de la malade ce dont elle aurait besoin. Il sentait que cela ne pourrait durer ainsi, et peu à peu se fixait en lui, malgré lui, le projet de placer sa femme à l’hospice, où, au moins, on la nourrirait convenablement. L’évocation de cette salle commune, où sa bonne Toine passerait les derniers jours d’une vie si dévouée, lui crevait le cœur ! D’abord révolté, il acceptait enfin la triste nécessité, mais il fallait convaincre sa femme. Ce fut dur et ils crurent en mourir de chagrin tous les deux.

Le jour qu’il la conduisit à l’hospice, le bon accueil des religieuses n’enleva rien à l’amertume du sacrifice. Il était sur le point de s’en aller : les petites vieilles, par groupes, bavardaient ensemble et ils entendirent près d’eux : — Encore une grand’messe demain pour la vieille dame si riche qui a donné tout son argent à l’hospice. Paraît que les sœurs vont construire une aile qui sera nommée l’Aile Sarteau : la vieille a mis cette condition-là à son don.

Les vieux se regardèrent : — Comme je la reconnais bien, là, la Sophie ! Elle fait la fière avec son argent même dans la mort ! — M’est avis, reprit doucement la vieille, qu’on fait bien de beaucoup prier pour elle !