Lettres de Fadette/Cinquième série/23

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 69-72).

XXIII

Un Pèlerinage


Une amie aimable, et curieuse de tous nos souvenirs historiques, m’amena, la semaine dernière, à la Pointe-Saint-Charles, au berceau de la communauté des religieuses de la Congrégation Notre-Dame. Dans notre pays où l’on démolit avec tant d’insouciance tout ce qui date un peu, cette vieille maison, où les clous mêmes auxquels sont suspendues les vieilles images ont près de trois cents ans, est une pure merveille !

En franchissant le seuil, on entre de plein pied dans une autre époque : les plafonds et les grosses poutres de cèdre noircis par le temps, les murs blanchis à la chaux, les vieilles clanches des portes, les targettes des fenêtres à petits carreaux, tout cela fut installé sous les yeux et la surveillance de Marguerite Bourgeoys et on n’a rien modifié. Les cheminées profondes, qui ne servent plus, ont leurs crémaillères prêtes à recevoir les mêmes lourdes marmites de fer ou de cuivre rangées dans le vieux bahut. Maintenant, des portes ferment ces cheminées : nous avons trouvé, dans celle de «« la salle, »» une mère-chatte avec ses petits ; dans l’autre, des poussins en train d’éclore dans un grand panier ouaté. Cette maison de Marguerite Bourgeoys n’est pas très grande et ne ressemble pas du tout aux beaux couvents de nos jours. La fondatrice vécut là en famille avec ses filles. En entrant, à gauche, c’est « la salle » qui servait de salle de communauté et de réfectoire ; on y recevait les visiteurs et on y vivait. Des fenêtres en avant et en arrière l’inondent de lumière et de soleil. Le poêle est au centre, des fleurs remplissent de verdure les fenêtres du midi. Une longue table est entourée de chaises empaillées dont le grand âge ne nuit pas à la solidité ; il n’y a qu’un vieux fauteuil, celui de la Mère et que l’on offrait aux visiteurs. Une horloge haute, debout dans un coin, dit l’heure sans se lasser depuis quelques chose comme 275 ans. On nous assure que, d’après les livres, elle fut réparée la dernière fois en 1720 ! Voilà qui témoignerait en faveur de l’horloge et de l’horloger !

La cuisine est intéressante : la seule note disparate est le poêle nickelé et tout à fait moderne : il paraît dépaysé parmi les tables, les armoires et toutes les si anciennes choses qui nous amusent.

Nous montons l’escalier à la rampe étroite dont les marches sont creusées au milieu pour tant de petits pieds actifs et bienfaisants. Marguerite dormit dans le petit dortoir et dans l’un de ces lits de bois à montants reliés par des barres de fer soutenant les rideaux d’indienne. C’est toujours le même plafond aux poutres équarries à la hache, et les murs à la chaux sur lesquels se détachent de très anciennes statues de la Vierge et de Saint-Joseph et un grand crucifix devant lequel se signent les religieuses d’aujourd’hui comme le faisaient les pauvres petites Sœurs d’autrefois exposées à tant de dangers et à tant de misères.

La chapelle est toute petite et d’une simplicité phénoménale en ce temps de fioritures et de décorations criardes. Un autel de bois peint en blanc, six chandeliers de bois, quelques vases à fleurs. Le temps a donné aux vieilles estampes du Chemin de croix des teintes pâlies. Des petits bancs et des chaises empaillées. Un ancien meuble qui tient de l’armoire et de la commode est placé près de l’autel et c’est toute la sacristie : il contient les vases et les vêtements sacrés. Nous avons tout visité : la laiterie et les greniers superposés où dorment de vieux coffres de bois, des huches à pain, des chandeliers de cuivre, des dévidoirs de formes diverses et plusieurs rouets.

Des fenêtres des mansardes nous apercevions le fleuve qui roulait ses blocs de glace et, plus loin, l’île donnée aux religieuses par monsieur Le Ber, père de la recluse… et pendant quelques instants nous nous sommes cru très loin de l’agitation de la ville et du vacarme du progrès.

Un bon chien noir et un chat familier nous suivaient, accentuant le caractère d’intimité qu’a conservée la vieille demeure claire et charmante dont je garde un souvenir ravi.