Lettres de Fadette/Cinquième série/24

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 72-75).

XXIV

La lutte


Dans le froid cruel qui noircissait les bourgeons tendres et tuait les petits oiseaux transis, nous avions dans l’âme toute l’angoisse du printemps brutalement repoussé par le brutal l’hiver, c’était l’angoisse des beaux sentiments déçus, l’angoisse des âmes qui accueillent la vie avec confiance, en l’aimant pour sa beauté, sans soupçonner sa dureté, et qui tout à coup sont frappés par elle. Et nous regardions tristement, par la fenêtre, l’image de nos luttes pour tenir contre tant d’obstacles et tant de contretemps, et il nous semblait revivre les heures où nous avions été près du découragement.

Se décourager, cesser de lutter, renoncer à tout le bien que l’on a désiré pour se plonger dans l’inaction et la tristesse, c’est pourtant la seule chose absurde et que repousse vaillamment une âme fière. Rentrer en soi est bon pour recueillir les forces que nous avons, mais ce retrait de l’âme ne doit pas se faire dans la tristesse qui ne recueille que nos faiblesses et ne fait sortir de nous que l’égoïsme et l’amertume. À caresser ses propres douleurs en s’y absorbant, on oublie trop la grande misère du monde : il y en a tant qui sont plus malheureux que nous, dans l’impossibilité où ils sont de trouver en eux et hors d’eux une issue pour échapper à leur misère morale et matérielle.

Quoi qu’il arrive, chères petites sœurs accablées qui m’écrivez, il faut essayer de tenir sa tête au-dessus des vagues, et si l’on ne sait pas nager savamment, se débattre et lutter sans relâche afin de ne pas enfoncer ! C’est le propre des âmes bien vivantes de ne pas s’abandonner, de ne pas dire, « la lutte est impossible, » et toujours elles finissent par réussir, reconstruisant sans cesse un idéal nouveau, tendant infatigablement vers lui, employant leur intelligence et leur volonté à vivre, pleinement et utilement, puisque, aussi bien, il faut, vivre quand même tout irait très mal.

Les âmes vaillantes sont les grandes forces de ce monde : elles savent que leur courage ajoute à la somme du courage humain par quoi la vie est belle et bienfaisante. Elles sentent leurs épreuves, elles en souffrent cruellement, mais jamais elles ne s’abandonnent à la tristesse déprimante et stérile. Que de merveilleux exemples de courage on rencontre dans la vie ! De quelle résistance sereine et gaie font preuve même les femmes les plus fragiles ; elles se donnent corps et âme à leur œuvre sans se laisser rebuter par rien : leur dévouement est si spontané, si entier, si parfait, que ceux pour lesquels elles donnent leurs forces, leur énergie, toute leur vie, ne sentent ni leur effort ni leur usure, ne voient pas qu’elles sont admirables. Cela semble si simple et si naturel, ce dévouement, qu’il ne paraît même plus méritoire, et de cela non plus, elles ne s’inquiètent pas, elles ont trop à faire pour couvrir ceux qu’elles aiment de leur force, de leur protection et ne jamais perdre un atome de leur courage, pour s’arrêter à regretter les admirations refusées.

Et où trouver la source de ce courage qui est le propre des âmes supérieures ? Dans leur amour de la vie qui domine la souffrance, dans l’exercice de toutes les puissances de leur âme, dans leur lutte contre toutes les formes du mal, dans leur sacrifice pour des biens dont d’autres bénéficieront. Ce qui veut dire, en langage chrétien, dans l’expansion et l’élévation de leur âme qui a compris, qu’en vivant dans l’harmonie de tout leur être avec la vie telle que voulue par le Créateur, elles concourent à l’œuvre divine, elles se divinisent.