Lettres de Fadette/Cinquième série/26

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 78-81).

XXVI

La fortune sourit à ceux qui osent


Quand Virgile écrivait : « la Fortune sourit à ceux qui osent, » il devait avoir en vue ceux qui osent risquer leurs biens, leur vie même pour atteindre un but difficile et enviable. Ce vieil adage m’a fait penser, ce soir, au nombre considérable de ceux qui, dans l’ordre moral, n’osent pas, et je me demande comment il se fait que les plus hardis aient de si étranges timidités.

C’est donc bien difficile d’oser être bon, d’oser être sincère, d’oser toujours être soi-même ? Oui, nous le savons tous, hélas ! car nous en avons tous souffert.

Oser être bon ; nous croyons l’être , nous le sommes, mais d’une bonté qui n’est qu’une ébauche : nous avons pitié, nous désirons faire du bien, nous sommes émus et nous parlons avec un sentiment vrai inspiré par notre bonté qui est touchée, mais combien de fois notre bonté va-t-elle au delà des paroles ? Elle ne sait pas se transformer en activité et en secours efficace, arrêtée, le plus souvent, par la timidité qui nous paralyse. Et je crois que lorsqu’il s’agit de souffrances morales, nous osons encore moins que devant la misère matérielle, nous approcher de cette vie triste ; nous ne faisons rien pour gagner la confiance d’un être qui ne se plaint pas mais que nous devinons écrasé sous son trop lourd fardeau. Le cœur débordant de compassion et de sympathie, nous laissons tomber des paroles banales ou froides, comme si, ce qui, en nous, est bon et aimant était enchaîné et incapable de se manifester !

Qui donc, en jetant un regard sur sa vie, n’y trouve pas le remords, ou au moins le regret, de ce qu’il aurait pu faire et n’a pas fait, de ce qu’il aurait dû dire et n’a pas dit ? Et l’heure s’est envolée avec l’occasion d’être secourable. Nous n’osons pas davantage être sincères. Nous le sommes peut-être dans le sens de ne pas mentir. Mais cela suffit-il ? Sommes-nous entièrement sincères avec les autres, le sommes-nous toujours avec nous-mêmes ? Entre le mensonge que nous écartons avec mépris et l’absolue sincérité où l’âme s’ouvre toute grande, il y a place pour tant de demi-vérités ! Nous parlons, nous écrivons avec une grande circonspection, et presque toujours, quelque chose reste au fond de nous qu’il aurait été bon et bien de dire mais que nous avons retenu par une pusillanimité que nous décorons du nom de prudence. La sincérité fait la force et le charme des relations d’amitié et de l’intimité familiale, et si tant de ces liens d’affection sont fragiles c’est parce que nous n’osons pas être sincères.

Enfin, nous n’osons pas être nous-mêmes : nous nous donnons pour ce que nous ne sommes pas et ce que nous avons de plus délicat, de plus profond et de plus vivant en nous, nous le cachons derrière des paroles vaines et des gestes puérils. Pourquoi dissimuler ainsi nos meilleurs sentiments, nos tendresses, nos pitiés, nos vertus ? Si nous osions être constamment nous-mêmes, tout irait mieux dans le monde et des abîmes de désunion seraient comblés

Mais nous ne nous permettons même pas d’être nous-mêmes, vis-à vis de nous-mêmes ! Avec une persévérance inexplicable nous décourageons le divin en nous. Nous réprimons nos élans de générosité et d’affection avec une dureté inflexible qui finit par user ce que nous avons d’exquis dans l’âme. Pour cultiver l’animosité et refuser le pardon nous faisons intervenir l’orgueil et la rancune, et en invoquant le sordide intérêt, nous prétendons que la raison nous défend d’être généreux : peu à peu, à force d’avoir fait taire les vertus dont Dieu nous avait dotés, nous cessons vraiment d’être nous-mêmes, nous nous transformons et Dieu, à son tour, refusera peut-être de nous reconnaître…

Et le monde est rempli d’êtres qui sont animés d’une singulière défiance les uns contre les autres, qui vivent sournoisement sur la défensive et comme s’ils n’étaient ni bons ni sensibles ni aimants ; ils sont malheureux et ils se plaignent de n’être pas aimés !