Lettres de Fadette/Cinquième série/27

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 81-84).

XXVII

Temps Perdu



« Perdu, hier, entre le lever et le coucher du soleil, deux heures d’or enchâssées chacune dans soixante minutes en diamant. On n’offre pas de récompense, car une fois perdues, on ne les retrouve plus. »

Je voudrais que cette phrase, joliment enluminée sur un carton, fût glissée dans le cadre des miroirs des jeunes filles à côté du tally, du programme de bal, des photographies qui agitent leurs petits souvenirs devant les yeux de la paresseuse qui bâille, en se coiffant, entre dix et onze heures du matin. Deux heures perdues ! Ce serait peu… ce sont des heures et des jours et des mois qui sont perdus, et la difficulté serait de trouver deux heures utiles chaque jour dans ces vies frivoles où la prudence la plus humaine n’est pas observée ?

J’entendais un médecin sérieux dire que deux ans de vie mondaine suffisaient pour développer la tuberculose chez la moitié des jeunes filles qui sortent et compromettre la santé générale de l’autre moitié.

D’ailleurs, il n’est pas besoin que la science parle ! Le simple bon sens fait comprendre combien est malsaine la vie de ces enfants qui veillent la nuit et dorment le jour, et qui passent tant de temps dans l’atmosphère surchauffée et viciée des salons trop remplis. Chaussées de bas de soie et de souliers légers, vêtues de robes transparentes, elles sont exposées à des refroidissements dangereux, quand, après avoir dansé plusieurs heures, elles sortent dans la nuit par un froid de vingt-cinq sous zéro. Et la surexcitation continuelle et l’habitude déplorable de la cigarette de plus en plus répandue !

Et voilà pourtant comment sont préparées au mariage et à la maternité les jeunes filles du monde de nos jours ! Ne nous étonnons pas des catastrophes matrimoniales et du nombre croissant des orphelins dont les mères sont encore vivantes !

Mais nous n’y pouvons rien ! gémissent les mères. Le courant est trop fort, comment pouvons-nous y résister ? Tout le monde permet ce que je tolère ! »

C’est là une excuse qui équivaut à celle-ci : tout le monde boit du poison, ma fille fait comme les autres, mais je lui ai recommandé d’être prudente.

Pour aider ces mères puériles et faibles, je leur dirai que, Dieu merci, tout le monde ne suit pas le courant qui les entraîne. Il y a encore des femmes chrétiennes, sensées et qui aiment assez leurs enfants pour ne pas les sacrifier à la mode et à la perversité du monde.

Elles permettent à leurs filles de sortir dans le monde mais non d’en devenir les esclaves et les victimes ; elles consentent à ce qu’elles s’amusent, à la condition que le plaisir soit une distraction et non le but de leur vie. Elles exigent que cette vie soit réglée et remplie d’occupations utiles. Elles se font aider par leurs filles et leur enseignent ainsi à acquérir les vertus nécessaires aux gardiennes du foyer et aux bonnes mères. Car il serait insensé de croire qu’en ne cultivant chez les jeunes filles que la vanité, l’égoïsme et la paresse, on en fera des femmes modèles ! Quand un jeune homme a terminé ses études, si ses parents lui donnaient trois années oisives vouées à la seule recherche du plaisir, ils en feraient probablement un chenapan ! Est-ce bien plus sage de sortir une jeune fille du couvent pour la jeter dans le tourbillon mondain ? Et que les mères ne croient pas qu’il soit si difficile de réagir contre les habitudes actuelles ! On ne leur demande pas de réformer la société mais simplement d’avoir soin de leur fille : elles répondent de son âme, de son avenir, de sa santé, de son bonheur. Elles ont à remplir

vis-à-vis d’elle un devoir strict dont personne n’a le pouvoir de les dispenser.

Est-ce si pénible de garder son enfant, de faire d’elle sa compagne et son amie, de former sa conscience par des conseils et surtout par des exemples, de lui ouvrir les yeux sur les dangers de la vie frivole et sur l’impérieuse nécessité d’accepter tous ses devoirs de femme en se préparant à les remplir ?

Quand chaque mère sérieuse aura rempli consciencieusement, tendrement et jusqu’au bout son rôle de mère, la réforme de la société sera bien près d’être accomplie !