Lettres de Fadette/Cinquième série/41

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 123-127).

XLI

Incompatibilité


Quoique l’huile et l’eau soient chacun de bons éléments, jamais, tant que le soleil éclairera la terre, rien ne les fera se mêler.

Je pense à cette impossibilité quand je vois deux êtres de natures incompatibles essayer péniblement de vivre en bonne intelligence. Le comble, c’est que souvent, ils se sont distingués et choisis, qu’ils se sont aimés sans s’apercevoir que tout les séparait, et maintenant ils ne se résignent pas à la lutte constante qui naît de l’opposition de leurs natures.

Nous apprenons facilement les lois physiques, que le feu brûle, que le froid gèle, que la glace fond ; plus vaguement, nous apprenons quelques lois spirituelles et morales ; mais il y a une loi fondamentale, une des plus importantes lois de la vie que nous ignorons pour notre malheur. On devrait la crier sur les toits, l’enseigner dans les écoles, à l’église et dans la famille, c’est la grande loi de la sympathie, de la compréhension, de l’entente absolument indispensables dans toutes les amitiés vraies et sur laquelle le mariage devrait être fondé.

La méconnaissance de cette loi essentielle dans beaucoup d’unions est plus qu’une erreur, elle est une faute presque impardonnable, et, en tous cas, irrémédiable.

Et pourtant, l’instinct, sentinelle toujours en éveil, a essayé de donner l’alarme quand deux êtres qui ne sont pas faits pour aller ensemble se proposent de s’unir pour la vie.

Dans mille circonstances ils se sont sentis lointains, étrangers, incompris. Certaines de leurs discussions ont éveillé en eux une animosité proche de l’antipathie ; ce qui enthousiasmait l’un laissait l’autre froid et parfois l’ennuyait. Ils se quittaient tristes et inquiets et ils se retrouvaient avec un peu d’appréhension.

Ils ont chassé ces ombres sans en chercher la cause, en se disant : nous nous aimons, tout s’arrangera plus tard ! — Plus tard, quand l’enchantement de l’amour tout neuf fut passé, les ombres revinrent, demeurèrent, et firent de leur vie une désolation semblable à celle de la campagne sous le ciel gris de novembre.

Comment pourrait-on faire comprendre que l’amour n’est pas durable s’il n’est qu’une griserie et un sentiment irraisonné : il doit être une attirance de sympathie, l’intuition et l’entente l’un de l’autre, la connaissance des qualités et des défauts, et l’assurance intime et profonde qu’ils sont les défauts et les qualités qui peuvent vivre avec les nôtres sans provoquer la guerre au foyer.

Il y a trop de malheureux êtres liés irrévocablement qui arrivent à la conviction lamentable qu’ils n’ont ensemble de commun que leur maison et leur nom. Tout est cause de friction entre eux, tout engendre la lutte : dès qu’ils sont ensemble ils perdent leur entrain et ils n’ont plus rien à se dire : la faute n’est pas celle de l’un plus que celle de l’autre : ils n’étaient pas faits pour vivre ensemble, ils sont malheureux de leur propre souffrance et ils ont le remords de la souffrance de l’autre qu’ils voient trop clairement.

Les enfants paient très cher cette erreur de leurs parents, et une éducation solide et saine est impossible dans un milieu triste et tourmenté. Il faut aux enfants un entourage harmonieux, paisible, l’union du père et de la mère dans l’œuvre de l’éducation, et voilà qu’ils vivent au milieu de l’antipathie à peine voilée, des discussions âpres entre ceux qu’ils aiment également : ils en sont blessés et assombris pour toute la vie très souvent.

On ne conseillera jamais assez aux jeunes filles et aux jeunes gens d’apprendre à se connaître, de ne négliger aucun indice révélateur, de ne dédaigner aucun avertissement de l’instinct qui, lui, ne se trompe pas quand il nous tire en arrière.

Sans cette parenté de l’âme qui vous tient en communion constante d’idées, d’impressions et de sentiments, sans la confiance sereine et sans limites, sans l’élan qui vous porte vers l’autre et qui vous fait désirer d’être près de lui même dans les dangers et les misères, sans l’intuition qui fait vôtres ses joies et ses soucis, n’allez pas croire que vous serez vraiment unis dans le mariage.

L’intimité, les petites difficultés inévitables agrandiront, au contraire, la brèche presque imperceptible que vous ne voulez pas voir.

Le risque est si grand dans l’aventure du mariage, au moins faut-il être parfaitement assuré que le compagnon choisi est l’unique, le seul avec qui on puisse l’affronter.