Lettres de Fadette/Cinquième série/42

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 127-129).

XLII

À Percé


À coups de vent, en multipliant les ondées glaciales et prolongées, l’automne, ayant malicieusement dispersé les « tourisses, » — comme disent les enfants de Percé, — a repris son beau visage grave, et il profite de la solitude des grèves et des bois pour inonder de lumière la mer, les feuillages agonisants, les murailles de grès rose qui couronnent les montagnes environnantes.

Inlassables, nous suivons les petits sentiers ombreux parfumés de cèdre et de sapin qui conduisent, tantôt à une grotte sauvage, où l’on s’attend à voir surgir des fées sous le ruissellement des eaux claires et glacées qui semblent dégringoler des nuages ; tantôt, sur un sommet, d’où les moissonneurs, les chevaux et les maisons paraissent des jouets d’arche de Noé.

Percé est le pays où la fatigue des escalades et des descentes par les chemins pierreux sont récompensés si magnifiquement, qu’une seule chose s’imprime dans la mémoire : la beauté sauvage, lumineuse et grande de la montagne qui regarde l’océan, et de l’océan qui contemple la montagne.

Avec un guide comme le mien, on passe d’un ravissement à un autre, et quand on s’endort c’est pour rêver encore de ce que l’on a tant admiré dans le jour.

J’ai l’impression que l’âme de Percé se révèle encore mieux dans la beauté fragile de la saison à son déclin, dans les lumières atténuées et la beauté fantastique de ses coloris, comme aussi dans les brouillards qui après avoir étendu leur voile délicat sur les sommets, courent comme les esprits sur la plaine, cachant clochers, maisonnettes et passants, confondant les lignes, comme des metteurs en scène d’une fantasmagorie.

Le silence du village, la solitude des grèves, le grand vent qui se plaint dans les pins, les vagues dont la chute brisée ne cesse pas, le capricieux éclat du soleil que tant de lourds nuages éteignent subitement, composent ensemble un accord profond, triste et doux qui atteint le fond de l’âme : toutes les descriptions, les reproductions, ce que l’on en dit ou ce que l’on voudrait écrire est plat comparé à la réalité, et je me reproche cet essai !

Ici il ne faut pas écrire, mais ouvrir le oreilles et les yeux et toute son âme attentive, afin de ne rien perdre de cette grande beauté qui se prodigue.

Je faisais cette déclaration à mon amie, dans le jour finissant, pendant que nous longions l’église au retour d’une de nos promenades. Le premier coup de l’angélus tinta, puis les autres se perdirent dans le carillon endiablé qui suivit : nous entendions des éclats de voix enfantines, des cris, des piétinements. C’était les enfants de Marie Pointue qui sonnaient l’angélus en cabriolant et se bousculant pour s’arracher la corde ; ils dansaient comme des lutins autour de ceux qui ne lâchaient pas prise. Je pense qu’un angélus de cette façon ne se sonne nulle part dans le pays !

Ils sont amusants les gamins de Percé, et très beaux, en général. Nous en avons rencontré trois dans la forêt, hier : ils conduisaient un chien attelé à un charriot primitif rempli de bon bois franc fraîchement coupé dans « la terre à boé » d’un propriétaire du voisinage. La morale des très pauvres gens du village est élémentaire et simple : Il faut que tout le monde se chauffe, je n’ai pas de boé, j’en prends chez celui qui en a. Il se fâche, je le quitte se fâcher et je me chauffe. » Et ainsi le poêle se remplit, le garde-manger se garnit, et on les « quitte faire » avec une philosophie charitable inconnue dans mon coin de province !