Lettres de Fadette/Cinquième série/45

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 136-139).

XLV

Les pommes


Tout le monde l’appelle la vieille Tofie : je crois bien qu’elle fut baptisée Théophile. Vous me direz que c’est un nom masculin ; je vous répondrai que les habitants de Sainte-Marcienne n’y regardent pas de si près ; ils donnent à leurs enfants le nom qui leur plaît, le curé proteste, mais ils sont têtus, et en fin de compte, ça ne va pas plus mal là qu’ailleurs.

Il est certain que la petite Tofie, puis mamzelle Tofie, et enfin la vieille Tofie furent d’heureux personnages ; elles habitèrent toujours la même cabane, au bout du village, vis à-vis le cimetière. Je ne connais les deux premières que par les confidences de la troisième qui « s’en va su quatre-vingt, » souriante, grassette, proprette et pas mal bavarde.

Causer avec elle, c’est faire un petit cours de philosophie pas banal, et ne vous étonnez pas si je deviens de plus en plus ennuyeuse, c’est, je vous l’assure, que je deviens de plus en plus sage !

Je m’arrêtai, ce matin, en passant, devant la porte où la vieille Tofie se berçait sur son perron en mordant dans une pomme ! Ses cinq crocs faisaient de la bonne besogne et croquer sa pomme fut l’affaire de quelques minutes. Elle m’en offrit une, en reprit une seconde, et je vis venir un discours de sa façon.

« Moi je connais des gens qui achètent un gros quart de pommes et qui n’en mangent pas souvent de vraies belles. Ils passent leur temps à les trier : ils commencent par manger celles qui sont tachées, puis vite, celles qui amollissent, et quand c’est le tour des plus belles, elles sont amollies à leur tour, et leur baril de pommes leur a donné plus de soucis que de plaisir. J’aime mieux acheter un sac de belles pommes fraîches et fermes et les manger tout de suite, pendant qu’elles sont bonnes. — Ce que vous dites me parait plein de bon sens, fis-je en riant, pour activer le monologue.

— Ben, moi qui n’ai plus qu’à regarder les autres alentour, je trouve que la vie est un peu comme un quart de pommes : on n’en tire pas beaucoup de bon parce qu’on n’a pas assez de bon sens pour jouir des bonnes choses pendant qu’elles sont bonnes.

Ça me rappelle une voisine, la Michon. Elle m’invite, une fois, pour me montrer une belle robe de gros de Naples, c’était beau dépareillé.

— Cré bon ! Vas-tu être faraude là-dedans, à la messe, dimanche qui vient !

— À la messe ! qu’elle crie, vous êtes pas folle la Tofie ! Je serre ma belle robe dans du papier de soie, dans la commode d’en haut, et je sais pas quand je la mettrai, à quelque noce peut-être… plus tard. Tenez, en voilà une autre en popeline brune, je l’ai depuis cinq ans, et je l’ai mise quatre fois.

— Mais pourquoi as-tu des robes alors ? Pour les garder dans tes armoires ?

— Je les garde pour plus tard…

— En attendant on te voit toujours dans ta vieille robe de mérinos changée qui a l’air aussi ancienne que moi. Quand tu porteras tes belles robes, elles seront devenus anciennes, aussi.

« Ben entendu qu’elle n’a pas fait de cas de ce que je lui disais : c’était une bonne femme, mais ça se croyait capable de conseiller le bon Dieu sur la manière de conduire le monde ! Un bon jour, elle prend une pomonie qui la fait mourir. Au bout de l’an, Michon se remarie, et c’est la seconde Michon qui a usé les belles robes. Et c’est comme ça ! Il n’y en a pas assez qui profitent chaque jour de la joie de chaque jour qui est à leur portée. Les autres attendent toujours quelque chose de mieux : ils se reposeront plus tard, ils s’achèteront ce qu’il leur faut plus tard, quand ils seront vieux. Et pendant qu’ils sont jeunes, ils se piètent, et ils se lamentent et ils disent que la vie n’est pas drôle !

Avec l’expérience que j’ai, je sais que ce n’est pas prudent d’attendre d’être vieux pour jouir de la vie. Pourtant, moi j’ai toujours été pauvre, mais j’ai toujours été passablement heureuse. Quand j’étais jeune, je dansais, je m’amusais avec les jeunes, et quand j’ai été vieille, j’en ai pris mon parti en riant : je tricote, je voisine… et je mange des pommes, ajouta-t-elle en clignant drôlement de l’œil.

Le bonheur voyez vous c’est un oiseau à grand’queue : quand il passe, si on l’a guetté, on peut toujours lui arracher quelques plumes. C’est plus sûr que d’attendre qu’il aille se percher sur la clôture pour le prendre tout rond… C’est pas dans ses habitudes de se laisser poigner. Je n’ai jamais regretté la joie que j’ai prise mais celle que je n’étais pas assez fine pour voir quand elle était près de moi.

On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut et les choses ne vont jamais juste comme on les désire, mais si je suis décidée d’aimer ce que j’ai, j’aurai toujours ce que j’aime ! Et c’est vrai rapport au gens comme rapport aux choses. Il n’y a pas d’anges sur la terre, et au lieu de tant éplucher les défauts des autres, si on essayait de voir leurs qualités et d’en profiter… ça m’a réussi, vous savez, et j’ai toujours mangé les meilleures pommes les premières ! »