Lettres de Fadette/Cinquième série/48

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 145-147).

XLVIII

Le Prince de Galles


Il était une fois un roi qui avait un fils beau comme le jour, gracieux, intelligent, et dont le sourire gagnait tous les cœurs. Son père désira qu’il visitât ses possessions au-delà des mers, et il partit pour un long voyage…

Ce prince de conte de fées est venu : il a parcouru notre pays en se faisant aimer, et sa séduisante personnalité a réuni dans un même sentiment de sympathie tous les habitants du Canada : de l’ouest à l’est, Français et Anglais, catholiques et protestants ne faisaient qu’un pour l’acclamer et l’admirer.

En nous quittant, aurait-il emporté le doux soleil de l’automne finissant ? Tout est gris, la neige tombe sur le paysage terne, non la neige éblouissante qui fait charmantes les plus laides choses, mais une neige timide, affolée, qui se jette avec désespoir dans la boue à laquelle elle se mêle pendant que le vent méchant la siffle en agitant draperies et étendards mouillés, déteints, qui pendent lamentablement en attendant leur tour d’être décrochés. Tout est laid ! C’est un lendemain de fête !

Et quelle fête ! la, semaine dernière fut une fantasmagorie ! Les petites personnes qui dansèrent avec le « fils du roi » croyaient rêver, et elles en rêveront longtemps !

Il restera certainement un souvenir sérieux et bienfaisant du passage du Prince de Galles. Il a donné, peut-être avec intention, peut-être sans s’en douter, des leçons dont nous pourrons tous profiter. Aux Anglais, il a prouvé que, dans son estime, les deux races sont égales et que rien n’est plus loin de sa pensée que de manifester une préférence pour la race anglaise. À nous, Français, il a démontré le plus aimablement du monde qu’il nous aimait comme nous étions, et que l’anglicisation qui tente tant de snobs ne ferait que nous enlever de notre mérite. Partout où la majorité était française il parlait français, et même, quelques Anglais ont trouvé qu’il avait poussé un peu bien loin cette règle de conduite, et que la fameux coffret eut dû contenir une copie anglaise de l’adresse de la Ville de Montréal. N’empêche qu’il a fait ce qu’il trouvait bien, et cela fera sans doute réfléchir les extrémistes. Ses discours ont exprimé encore plus clairement ses idées larges et bienveillantes, et je pense que le prince Charmant est aussi un prince Clairvoyant qui entend aider de son influence cette fameuse union des races dont on parle si bien mais que l’on pratique si peu !

Voilà que mes pensées deviennent vagues : c’est que, pendant que j’écris, un air de Schumann m’arrive du salon, assourdi et triste ! Dans la maison silencieuse, on n’entend que ce chant inquiet et ma plume qui court. Les notes familières peuplent ma solitude d’êtres aimés qui les ont entendues avec moi, et tous les regrets de ma vie remontent des profondeurs de l’âme, là où habitent, silencieuses, toutes les tristesses. Perçant l’obscurité, traversant les vitres ruisselantes, les glas de huit heures entrent, laissent tomber lourdement, un à un, leurs appels de détresse, et c’est à genoux que je veux m’approcher de ceux qui m’appellent. Ma prière les fait tout près : pour un moment, elle me les rend. Chères âmes, c’est votre mois ! Que j’aime l’expression anglaise, « Mois des âmes, » mieux que la nôtre : « Mois des morts, » puisque justement ils ne vivent qu’avec leurs âmes éclairées, affranchies de tout ce qui nous empêche, nous, de comprendre et d’être meilleurs !