Lettres de Fadette/Cinquième série/51

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 153-156).

LI

Je le sais


Songeuse, je regardais, à travers la vitre, les moineaux sur les branches ouatées de neige : avec leur infaillible instinct, ils devaient sentir approcher la tempête de neige qui se ramasse depuis ce matin. Que combinent-ils dans leur petite cervelle, pour se mettre à l’abri du flot blanc qui bientôt s’abattra partout ? Et pourquoi tous les oiseaux ne s’envolent-ils pas vers des régions ensoleillées, puisque leurs ailes les y porteraient si facilement et que la migration du plus grand nombre est la règle. Ils s’exposent aux angoisses de la faim, aux tortures de froid, à tant de mois de misère, pourquoi ?

Quand revient le printemps les familles d’oiseaux se comptent et il en manque beaucoup à l’appel, — les plus faibles et les moins chanceux qui ne purent résister aux épreuves du cruel hiver.

Et au cours de ma petite rêverie, je pensai à la question que je me posais jadis : que deviennent les oiseaux morts puisque jamais on n’en voit dans la forêt ou dans les champs ? Mais aujourd’hui je le sais, un naturaliste américain, rencontré l’été dernier au Mont Tremblant, m’a donné une réponse de savant qui peut-être intéressera mes lecteurs.

Quand l’oiseau mort tombe sur le sol, il est encore beau, il a sa forme et son plumage intacts : il se corromprait très vite s’il restait là. Mais voilà qu’une légion de scarabées, noirs, rayés de jaune, accourent de tous côtés, guidés par un instinct étrange. Ce sont les ouvriers fossoyeurs chargés de faire disparaître le petit cadavre.

En hâte ils se mettent à l’ouvrage : leurs pattes robustes remuent la terre et leur tête carrée, garnie d’une sorte de pelle, la prend et la rejette sur le bord de la fosse ainsi creusée. Ils sont si nombreux et si actifs que bientôt l’oiseau descend enfoui dans le sol.

Ces scarabées, « les nécrophores » n’ont rien pris à l’oiseau, n’ont rien retiré pour eux-mêmes de la terre qu’ils fouillent ainsi. À quel mobile obéissent-ils donc ?

À la préoccupation que tous les êtres vivants éprouvent pour leur progéniture, à la prévoyance qui leur donne tant d’ingéniosité pour lui préparer, à l’avance, un logis chaud et abrité et une substance abondante et à portée.

Le petit corps de l’oiseau va disparaître, grâce aux efforts des nécrophares mâles, alors les nécrophares femelles, d’abord spectatrices oisives, se glissent sous les ailes et déposent, à l’abri, les œufs qui, là, se conserveront et écloront seuls. Profitant de l’occasion, de grosses mouches bleues, des libellules au corselet vert, des papillons brillants, et d’autres insectes minuscules à peine visibles à l’œil nu, s’abattent sur la petite forme inerte laissant partout la semence féconde qui donnera naissance aux larves, en attendant que, de ce foyer de vie, s’échappent à leur tour les scarabées, les mouches, les papillons, tandis que la terre engraissée portera là des fleurs plus éclatantes et plus parfumées.

Et il y a là une des preuves merveilleuses du principe immuable qui gouverne la nature : la vie renaissant de la mort dans un perpétuel recommencement. C’est moins poétique que mon idée des petites âmes d’oiseau disparaissant dans l’espace vers un paradis créé pour elles, mais c’est plus vraisemblable et comme toujours la science positive coupe les ailes de la chimère !