Lettres de Fadette/Cinquième série/52

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 156-159).

LII

Veille de Noël


À la suite de la soeur portière, je traversai de longs corridors, je montai beaucoup d’escaliers, et ce n’est qu’au dernier étage, tout en haut qu’elle frappa à la porte de l’atelier et disparut. En entrant, j’eus devant les yeux un tableau charmant. Une religieuse, penchée sur un Jésus de cire, disposait avec soin ses boucles blondes ; sur des tables qui faisaient le tour de la pièce, il y avait des Jésus de toutes tailles, blonds, bruns, nus ou habillés de chemises de satin bordées de galon d’or, ce qui, entre nous, s’éloigne de la couleur locale, les étoffes soyeuses et les rubans d’or n’ayant jamais approché la pauvre crèche de Bethléem ! N’empêche que c’était un joli spectacle, et debout sur le seuil, je regardais, et la petite Sœur absorbée ne m’aperçut que lorsque le beau Jésus fut coiffé dans toutes les règles de son art ingénu.

Quand elle se tourna vers moi, je vis qu’elle était d’une pâleur excessive avec de grands cernes bleus autour des yeux. Je lui exposai le but de ma visite : un petit Jésus pour mettre dans une crèche déjà habitée par des bergers et des rois mages : de toute nécessité il fallait que l’Enfant fût plus petit que ses adorateurs ! Elle en avait bien un, mais il était laid, son visage était maigre et vieillot : sans préciser la raison de mon refus, je dis : — Non, pas celui-là. — Pauvre petit, fit la sœur en rougissant, je lui demande pardon tous les jours de l’avoir fait si vilain, mais j’étais trop lasse et je n’ai pas mis la quantité de cire suffisante dans le moule, — et elle répéta encore en soupirant, — j’étais si lasse ! — Et vous l’êtes encore, repris-je vivement, vous devriez être à l’infirmerie. Pourquoi vous fait-on travailler ? — C’est moi qui ai prié Notre-Mère de me permettre, jusqu’à la fin, de faire des Jésus. — Elle les regarda avec tendresse, — Je les aime, ce sont mes petits enfants.

… Elle s’était assise, haletante : — Vous comprenez, si je ne fais plus mon service à l’atelier, je ne serai bonne à rien, inutile ! — Elle était si fragile et si triste, que je ne résistai pas au désir de la consoler… d’essayer au moins… — Ma petite Sœur, voulez-vous savoir ce que disait saint Paul, quand il était bien las ? Et c’était un homme fort et un grand saint ! Car la faiblesse, vous le savez, n’est ni un péché, ni même un mal, c’est une des volontés du Bon Dieu. Voici donc ce que disait saint Paul : “Je n’ai pas fait grand’chose, les autres trouvent que ce n’est rien, mais comme je n’en puis plus, vous voyez bien, mon Dieu, que je vous offre toutes mes forces. » — C’est beau, dit doucement la religieuse, dites encore pour que j’apprenne cette prière de l’homme saint et fort qui n’en pouvait plus !

Je n’oublierai jamais les minutes que je passai avec la petite Sœur. Si peu de mots entre nous, et cependant un contact si intime de nos âmes que j’ai eu l’impression de vivre une heure rare dans ma vie. J’entendais comme le dernier souffle sur la terre d’une âme presqu’échappée… et dans ce souffle passait la plainte poignante et muette d’une âme de lumière, mystérieusement tourmentée par l’abandon de ses forces et l’idée obsédante et pénible qu’elle n’était plus utile dans son couvent.

Il y a ainsi des âmes délicates et fermées qui ont besoin d’être dilatées dans la confiance ; craintives, elles reculent sans cesse dans l’ombre et le silence.

Revenant dans la neige glacée et tourbillonnante, je rêvais de mères spirituelles perspicaces et tendres qui ouvrent des bras maternels à ces enfants souffrantes et qui leur tiennent fortement la main pour leur faire traverser les couloirs sombres du découragement. Il y en a, je sais, mais, au couvent comme dans la famille il y a peut-être des mères tellement prises par la vie active, si énergiques et extérieures elles-mêmes, qu’elles sont aveugles sur les besoins de tant d’âmes diverses qui leur sont confiées.

Et voilà pourquoi on peut voir une petite Sœur Césaire se mourir toute seule, au milieu de Jésus roses qui sont ses petits enfants !