Lettres de Fadette/Cinquième série/53

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 159-163).

Mamzelle Melanie


Chaque année, au début de l’hiver, la même pensée triste obsédait Mamzelle Mélanie. Son vieux cœur de bonne vieille fille s’apitoyait sur les enfants pauvres qui ne connaissent aucune des joies enfantines de Noël : bel arbre couvert de jouets, bas remplis de surprises, friandises de toutes sortes. — « Ce n’est pourtant pas juste qu’ils n’aient pas les plaisirs de Noël parce qu’ils sont pauvres ! Jésus était pauvre, et les rois mages lui apportèrent des cadeaux… »

La conclusion s’imposait, mais hélas, Mélanie était pauvre et il faut beaucoup d’argent, dans certains cas, pour être logique ! La vieille fille était un personnage dans sa petite ville : elle était vieille, infirme et originale : tous la connaissaient, l’estimaient, l’appelaient « Mamzelle Mélanie, » et tous lui parlaient, car elle était un peu bavarde, et elle ne perdait pas l’occasion de faire un bout de causette pour peu qu’on l’y encourageât.

Elle gagnait sa vie à faire du raccommodage à la journée, et quand le loyer de sa chambre était payé, qu’elle avait mangé à peu près à sa faim trois fois par jour, il lui restait juste de quoi se vêtir bien modestement.

La bonne femme était très charitable et elle rognait sur la nourriture et sur le vêtement pour donner aux plus pauvres qu’elle. Elle était pieuse, simple, d’une crédulité naïve renversante et, je l’ai dit plus haut, elle causait volontiers.

C’est dans ses moments d’expansion qu’elle confiait à ceux qui s’intéressaient à elle qu’elle aurait trouvé à se marier dans le temps, mais qu’elle n’avait pas « ça dans le goût, la reproduction. »

Ce manque de vocation ne l’empêchait pas d’adorer les enfants, comme vous voyez !

Cette année, elle ruminait depuis six mois le projet de faire une fête de Noël de sa façon à ses chers gamins pauvres. Elle s’était privée de nourriture, elle n’avait pas remplacé sa vieille robe rapiécée et verdâtre ; son feutre, bossé et défraîchi, n’avait plus de garniture, mais la bonne Mélanie, sou à sou, avait amassé quatre belles piastres qui gonflaient sa bourse peu habituée à tant de richesses.

— Le vingt-quatre décembre elle n’alla pas travailler, et ses allées et venues entre la rue commerciale et la Salle des Habitants éveillèrent bien des curiosités, entr’autres celle de la nièce du curé, fillette de quinze ans, fine et espiègle qui aurait bien voulu savoir ce que complotait Mamzelle Mélanie ! Elle osa même lui demander pourquoi elle était si affairée : — « Si on te le demande, ma petite, tu diras que tu ne le sais pas, » répondit la vieille en riant et en fermant la porte au nez de la curieuse.

Marie bombarda son oncle de questions, et finit par savoir ce qui l’intriguait si fort. Elle eut voulu aider la vieille fille, mais le curé s’y opposa ; Mamzelle Mélanie lui ayant fait clairement entendre qu’elle voulait s’arranger toute seule ! La pauvre femme cependant n’était pas sans inquiétude. Ses quatre piastres dépensées jusqu’au dernier sou n’avaient pas donné autant de bonbons et d’oranges qu’elle avait compté avoir, et quand elle refaisait le calcul de ses invitations et celui de ses petits sacs, un doute lui pinçait le cœur.

Le hasard voulut que lorsque Mamzelle Mélanie alla dévotement faire ses prières quotidiennes à l’église, Marie faisait les siennes dans le banc voisin. Or, c’était l’habitude de la vieille fille de ronronner ses prières à mi-voix, et la jeune fille entendit distinctement sa dernière supplique : « Mon doux Jésus, je n’ai plus un sou et j’ai peur de manquer de quoi, s’il vient beaucoup d’enfants. Vous qui avez si bien arrangé les choses aux noces de Cana, vous ne permettrez pas qu’un de mes petits soit désappointé ! Je me fie à vous, Ô bon Jésus ! »

Boîtante et rassurée, elle sortit de l’église pendant que sonnait l’angélus du soir.

Marie ne priait plus : il lui était venu une de ces idées lumineuses qui ne souffrent pas de retard. Courir au presbytère, mettre son oncle au courant des inquiétudes de Mélanie et de son propre projet fut l’affaire de quelques minutes. À la veillée, un des placards vides de la salle fut rempli à déborder de jouets modestes et de sacs de friandises.

Le jour de Noël, après un dîner sommaire, Mamzelle Mélanie, sur le seuil de la maison paroissiale, attendait ses hôtes. Ils arrivèrent : pas quinze ni vingt, mais une quarantaine au moins, et en un quart d’heure la salle fut remplie de visages souriants et de voix criardes. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupirait la vieille toute bouleversée, comment arriver avec mes vingt-cinq paquets ?

Elle ouvrit son armoire et regarda avec angoisse ses provisions insuffisantes ; machinalement elle ouvrit l’armoire voisine. À sa stupéfaction succéda rapidement une profonde émotion : pieusement, elle croisa les mains et pria dans toute l’admirable simplicité de son cœur de croyante : — « Merci mon doux Jésus d’être venu à mon secours et pardon d’avoir douté de vous une minute ! »

La distribution des trésors se faisait au milieu d’une joie délirante, quand le curé vint voir la fête de Mélanie : rouge, le chapeau de travers, aussi animée et heureuse que les petits, la vieille femme ne souffla mot du miracle à son curé.

C’était son secret et plus tard, à l’église, près de la crèche, elle pleurait de joie de ce que Jésus eut daigné opérer une telle merveille pour elle si indigne et pour ses chers petits qui étaient pourtant si insupportables.