Lettres de Fadette/Deuxième série/29

La bibliothèque libre.
Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 74-76).

XXIX

Son secret


Une émotion profonde bouleverse le village depuis que l’on a trouvé, hier matin, dans les pelles du moulin, le corps d’une jeune fille que nous avions vue au mois de Marie la veille. Elle fut trouvée au petit jour, avant même que les parents se fussent doutés de sa disparition. Un mystère plane sur cette triste affaire. L’hypothèse d’un crime semble être écartée, un accident n’est guère admissible, la nuit, quand ses parents la croyaient endormie chez eux. Il reste donc qu’elle se serait suicidée : c’est l’opinion générale et je la partage, malgré la difficulté d’imaginer qu’une jolie fille de vingt ans ait « voulu » mourir.

On en parle généralement à l’aise de quitter la vie, mais, grands comédiens que nous sommes, nous avons tous peur de mourir, et dès que la mort s’approche un peu, nous oublions nos discours de blasés et nous nous accrochons à la vie.

Je n’ai pas voulu voir la petite noyée, car je désire conserver le souvenir intact du visage fin et des grands yeux inquiets qui faisaient involontairement penser à ceux d’une petite bête traquée et affolée. Pauvre enfant ! Elle a eu peur de la vie… la sienne n’était pas douce entre un père ivrogne et une belle-mère rude et exaspérée par l’inconduite de son mari… Tout de même, se tuer, à vingt ans, parce que sa vie de famille est pénible, cela paraît excessif, hors de proportion, et je me demande s’il n’y a pas là un chagrin d’amour ? C’est bon genre, de hausser les épaules et de rire des chagrins d’amour, c’est cependant le chagrin qui tue le mieux une femme, et peut-être le seul qui fasse de ces désespérées qui haïssent la vie.

La pauvre ! Quoi qu’il en soit, vivante, elle a bien gardé son secret, et la mort sera aussi discrète… nous ne saurons jamais quelle angoisse a tordu son cœur avant qu’il cesse de battre.

Ah ! mes petites amies, vous qui parlez d’aimer comme de danser, vous qui jouez à aimer et dont la coquetterie peut blesser si douloureusement un cœur de brave homme, vous qui riez de tout et qui croyez rire toujours, je voudrais que vous vous fissiez de l’amour une idée sérieuse et vraie. Sachez que la souffrance vient toujours avec l’amour, que c’est elle qui l’affine et le plante aux profondeurs du cœur, et préparez-vous à accepter sans lâcheté toute la douleur de l’amour. Elle l’accompagne sournoisement et quand elle se montre, il faut lui faire face, et ne désirer ni se tuer, ni tuer l’amour dans son cœur. Ce serait y tuer la vie de l’âme et c’est un suicide aussi !