Lettres de Fadette/Deuxième série/30

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Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 76-78).

XXX

Le Bon Dieu passe


La soirée très douce est éclairée par les étoiles et un fin croissant de lune : je regarde les nuages courir sur le ciel, voiler les lumières puis les découvrir : je n’entends que le vent dont la plainte est basse et continue comme un grand chagrin de femme qui pleure… mais, du fond de la vallée, un son bien connu s’élève et monte, de plus en plus distinct, dans le grand silence de la campagne.

Mon cœur se serre ! Le Bon Dieu va passer et la petite clochette l’annonce.

Quand le Bon Dieu passe si tard, c’est qu’un pauvre mourant l’appelle et l’attend avant le grand Départ, le Départ qui jette les hommes dans l’inconnu, et dont nous avons peur, comme les petits enfants ont peur du noir !

La clochette s’agite et les sons se rapprochent, comme s’ils couraient un peu haletants : des maisons closes, les gens sortent et se crient : « Est-ce le vieux Michel ? » « Peut-être la petite Mélanie ? »

Ils se prosternent pendant que la voiture passe rapidement, emportant le Bon Dieu, le curé, et la lanterne qui dessine sur le chemin blanc des zigzags fantastiques.

On les entend encore quelques secondes, puis plus rien que notre angoisse, à nous qui restons, pendant que l’autre, là-bas, s’en va !

C’est le silence encore, mais un silence profond, solennel, peuplé de questions angoissantes qui ne reçoivent pas de réponses.

La vie passe rapidement, et nous amène chacun notre tour, chacun à notre heure, devant le pont redoutable jeté entre les deux mondes, et qu’il faut traverser tout seul, ne sentant plus les mains amies nous encourager, ni les cœurs aimants battre avec les nôtres.

Moi, pauvre ignorante, je ne sais rien du mystère de la mort, mais les savants et les philosophes n’en savent pas davantage. Depuis des siècles, les hommes ont voulu savoir ce que deviennent leurs morts et comment ils les reverront, mais Dieu garde ses secrets pendant que les chercheurs font des suppositions, et personne n’a jamais su ce qui se passe de l’autre côté du pont mystérieux !

Une pensée tout de même devrait tout adoucir : c’est que Dieu ne nous demande pas de comprendre, mais tout simplement de l’aimer et de croire qu’il nous aime. Peut-être un soir comme aujourd’hui, dans la nuit lumineuse et pure, la clochette d’argent tintera et nous préviendra, de loin, que le Bon Dieu vient à nous, pour nous accompagner et nous aider à passer le grand pont. Il sera avec nous quand toutes les affections humaines ne pourront rien pour nous, et nous trouverons peut-être que ce n’est pas si dur de mourir ? Qui sait ?