Lettres de Fadette/Deuxième série/34

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Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 88-90).

XXXIV

Méditation


De vivre à la campagne un peu seule, et plus en communion avec les choses qu’avec les gens, me rend attentive et peut-être naïvement crédule. Je m’habitue à écouter le silence et je cherche à pénétrer son mystère… puis à tant écouter, je distingue partout des voix, et je trouve un sens à tous les mouvements. Il y en a tant de voix ! Voix qui chuchotent dans les herbes hautes courbées par la brise, et voix qui chantent dans les hautes branches des arbres ; voix qui rient dans les vagues coiffées d’écume qui se poursuivent et viennent s’abattre sur les pierres de la grève, et voix qui soupirent dans les vieux pins toujours verts. Et les nuages ont une physionomie si expressive que je comprends ce qu’ils ont à dire, et les fleurs et la lumière et l’ombre me racontent aussi leurs secrets, et leurs secrets ressemblent si étonnamment aux miens, que j’ai enfin découvert qu’ils me redisent mes propres confidences !

Et ce qui fait le charme de ces entretiens merveilleux, c’est la mémoire de la nature qui emmagasine mes secrets depuis si longtemps, qui ramène mes confidences de si loin, qu’elles me semblent d’abord des étrangères que j’accueille avec réserve, puis, peu à peu, je les reconnais et je revis ainsi des heures d’autrefois, charmantes, douces et oubliées.

De revoir le passé me rend bonne parce que cela me rend plus vivante et plus heureuse. Dans la clarté fraîche et lumineuse des bois de mai, il me semble que je me baigne dans la force et la pureté. Croire à la laideur paraît impossible dans toute cette beauté, et je me dis qu’il y a plus d’ignorants que de vicieux, plus d’inconscients que de méchants, et que si tous ceux qui errent étaient plus aimés, ils seraient meilleurs.

On m’a souvent dit que j’avais le grand tort de croire au bien trop facilement et que j’étais désarmée ainsi devant le mal ?

C’est possible, mais si c’est un défaut, il n’est pas « laid » et il ne nuit qu’à moi.

Car mon défaut, en somme, consiste à deviner sous les actions vilaines, des motifs, qui, en les expliquant, excusent un peu celui qui les a commises, et à trouver si à plaindre les méchants, qu’à force d’en avoir pitié, je les aime un peu.

Savez-vous ce qui arrive quand on témoigne de la bienveillance, et qu’on paraît croire à la valeur morale d’un individu que tout le monde méprise ?

Ceci, — et je l’ai vu : que le pauvre homme s’efforce de mériter la confiance dont vous l’honorez. Relever un homme dans sa propre estime, — et vous le faites en paraissant l’estimer, — c’est un moyen puissant de le relever en réalité. Et par contre, croire en la méchanceté de quelqu’un, lui laisser voir que vous y croyez, c’est le rendre en général plus méchant qu’il ne l’est.

Il faut bien réfléchir à cette vérité en élevant les enfants. Que de belles petites âmes ont été gâtées par les maladroits sévères et soupçonneux qui leur ont suggéré le mal qu’ils prétendaient corriger et qui n’existait pas encore !

C’est ce que Guyau a voulu dire quand il proposait aux éducateurs cette règle importante : « Autant il est utile de rendre conscients d’eux-mêmes les bons, autant il est dangereux de rendre conscients les mauvais lorsqu’ils ne le sont pas encore ».