Lettres de Fadette/Deuxième série/33

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XXXIII

Incomprises


Elles sont légion les femmes qui se disent « incomprises » de leur mari, et qui ont tellement compliqué le bonheur qu’elles l’ont rendu impossible à elles-mêmes et aux autres. Je ne nie pas qu’un certain nombre d’entre elles n’aient pas eu de chance, mais quelques-unes ont fait absolument tout ce qu’il fallait pour manquer le bonheur. Et c’est à leur sujet que me revient souvent à l’esprit certain petit conte d’Émile Gebhart qui remet au point leurs erreurs. Cela s’appelle : « Comment un troubadour devint moine », et c’est l’histoire de la petite Viola. « La petite Viola ne pouvait se résigner à aimer d’amour son mari, le baron Thierri, sire de Bouxières. Cette misère était, paraît-il, fréquente au treizième siècle. Viola était toute mignonne, vive comme une hirondelle, rieuse et songeuse : on l’appela Viola à cause de ses yeux couleur d’améthyste claire. Lui, le baron, un géant, toujours dans sa ferraille, cuirassé, casqué, aimait vivement Viola. Mais il aimait aussi les grands coups d’épée, les aventures armées sur les bords de la Moselle, soit contre l’évêque de Toul, soit contre l’évêque de Metz, oncle et tuteur de sa femme.

S’il bataillait sur les terres des évêques, c’était, disait-il, pour s’entraîner à la croisade, où son grand-père, son père et ses frères avaient laissé leurs os.

Ce qui divisait le plus les époux, c’était la littérature. Thierri était ignorant comme une carpe. Viola avait lu tous les romans de la Table-Ronde ».

Je ne puis continuer à citer, ce serait trop long : vous y perdrez le ton délicieux que l’auteur emploie à conter et cette joie ironie qui n’égratigne qu’à fleur de peau, mais vous attraperez la morale, et c’est ce qui importe à Fadette quand elle se mêle d’en faire !

Écoutez donc ce qui arriva à ce ménage mal assorti. Viola n’avait pas de plus grand plaisir que d’écouter un troubadour qui lui racontait et lui chantait toutes les aventures d’amour imaginables.

Un jour, le mari partit pour les Croisades et il emmena Claudins, le troubadour en question, et après quelque temps, Viola apprit que son mari était prisonnier. « Elle s’en fut sur une nef le chercher. Elle rencontra le vaisseau qui lui ramenait Thierri. Ils revinrent donc ensemble et Claudins avec eux, et ils furent assaillis par des pirates ».

Le baron se battit comme un lion, tua les pirates et sauva sa femme, tandis que le beau Claudins grimpait comme un chat au sommet d’un mât pour être à l’abri des coups. Ce jour-là Viola put juger le troubadour et aussi son mari !

Car les maris si calomniés gagnent quelquefois à être appréciés dans des circonstances où les troubadours font triste figure.

Et de nos jours comme au moyen-âge, la littérature, ou plutôt le roman, divise nombre de ménages qui s’entendraient à merveille, si, au lieu de vivre parmi les chimères, la femme s’occupait tout simplement à élever beaucoup de petits enfants.

Rien de tel pour sortir une femme des rangs des « Incomprises » et la faire rentrer dans l’armée des « Comprises » et qui comprennent la vie, leurs devoirs, et leur mari par-dessus le marché.

À propos des familles nombreuses, j’ai entendu une amusante boutade de femme : on citait la phrase d’une Française dont le fils était à la guerre et qui regrettait de n’avoir pas trois ou quatre fils à donner à la France : — « Elle aurait dû y penser d’avance. Des fils, ça ne se fait pas sur commande, à l’heure de la guerre ! »

De grâce, chères lectrices, n’allez pas tirer des conclusions extrêmes de ce qui précède, et comprendre qu’il ne faut pas lire de romans ou qu’il faut avoir douze enfants en treize ans !