Lettres de Fadette/Deuxième série/45

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XLV

Les âmes douces


On rencontre beaucoup de mécontents de la vie, et à force d’entendre leurs lamentations et leurs critiques, notre âme se nuance à la couleur de leur âme et notre marche en avant en est ralentie. Quelle bénédiction, quand, à un tournant, nous faisons la connaissance d’une âme douce envers la vie.

De sa sérénité et de sa joie émane une grande force pour les gens ordinaires, portés à voir l’envers des choses et à souffrir plus des défauts d’autrui qu’à jouir de ses qualités.

Les âmes douces ont une perception très fine de la Beauté : elles la devinent, elles la trouvent, elles savent la faire sortir des choses qu’elle rend vivantes, et des gens qu’elle rend aimables.

On entend les amers reprocher aux bienveillants de vivre dans l’illusion ! Voyons qui, réellement, vit dans l’illusion ! Est-ce celle qui permet à l’amertume d’empoisonner sa vie, et à la défiance d’arrêter les élans de son cœur, dans la croyance qu’elle connaît la fausseté humaine ? Ou, est-ce celle qui devine, que sous des apparences défavorables, il peut y avoir des trésors cachés qu’elle s’ingénie à mettre au jour ?

« Quand on a beaucoup souffert par les autres », m’objecterez-vous, « on perd confiance dans l’humanité entière, et si l’on s’est senti très mal dans la vie, il est naturel de n’en pas dire de bien ».

Voilà où nous ne sommes pas d’accord.

Ce n’est pas parce que deux, quatre ou six personnes ont abusé de ma confiance ou trompé mon attente, que je ne puis espérer trouver des amis loyaux et dignes de toute ma confiance. Et tout en reconnaissant que la vie a des jours cruels, je serais ingrate et je manquerais de sincérité, si je ne savais admettre qu’elle garde aussi en réserve de beaux bonheurs graves, et des joies exquises, pour ceux qui ne perdent pas leur temps à crier après les bonheurs impossibles et à dédaigner les joies quotidiennes.

Ceux qui dénigrent la vie souffrent d’une infirmité morale qui les empêche de la voir sous tous ses aspects. Ils se mettent de niveau pour la regarder : le seul moyen d’en avoir une idée exacte, c’est de monter et de la regarder de haut.

Les plus grands aveugles ne sont pas ceux qui ne peuvent pas voir, mais ceux qui ne veulent pas voir. Les mécontents et les amers se plaisent surtout à se voir eux-mêmes : ils ne s’écartent jamais de leurs soucis, de leurs déceptions et de leurs rancunes. Ce n’est pas la vie cela ! C’est leur vie, la vie qu’ils se font, car, en mettant dans leur âme plus de douceur et plus d’énergie, ils la transformeraient totalement.

Se sont-ils déjà demandés, ces désappointés, ce qu’ils ont été dans la vie des autres, de ces autres qu’ils jugent avec tant de sévérité ?

Ils se disent négligés et mécontents, mais comment se sont-ils révélés à ceux qui ne les comprennent pas ?

Ils désirent rencontrer de la bienveillance, et de l’indulgence pour eux-mêmes : est-ce bien de cela qu’ils font preuve avec ceux qui les désappointent ?

Il me semble qu’à travers les âmes douces envers la vie, la lumière de la vérité pénètre, comme passent les rayons du soleil dans un ciel limpide, et quand elles sont bonnes pour tous, ce n’est pas parce qu’elles vivent dans l’illusion mais parce qu’elles voient plus clair dans le mystère des âmes.

Elles ne sont pas très exigeantes, car elles se voient elles-mêmes à la lumière qu’elles dégagent : en jugeant les autres elles n’oublient pas leurs lacunes et leurs défaillances.

Pourquoi êtes-vous charmantes et bonnes avec quelques êtres ? dures et égoïstes avec d’autres ? — « Parce que ces derniers sont détestables », me répondrez-vous peut-être. — Pardon, ils ne sont pas détestables ; vous ne les aimez pas, ce qui est bien différent !

Aimez toutes les âmes, et le contact d’aucune ne vous rendra méchantes. C’est facile à dire !

Oh ! je sais que c’est moins facile à faire, mais croyez-moi, c’est moins la faute des autres que la nôtre.